En mémoire des victimes de Srebrenica
«J’ai perdu beaucoup d’amis, beaucoup de membres de ma famille. Je suis là pour rendre hommage à toutes les personnes qui sont mortes dans le génocide», confie avec émotion, Ćamil Ibrahimović, au matin du troisième jour de marche. Ce Bosniaque, Suisse d’adoption depuis 1993, a fui la guerre de Bosnie-Herzégovine. Il est revenu dans sa région natale pour participer à la Marche internationale pour la paix en mémoire des victimes du génocide de Srebrenica qui s’est déroulée du 8 au 10 juillet dernier. Plus de 5000 marcheurs ont parcouru environ 80 kilomètres, à travers la forêt, grimpant sur les collines par des chemins parfois extrêmement boueux. Ce parcours qui va de Nezuk à Potočari est le même que celui emprunté, le 11 juillet 1995, par les 15'000 Bosniaques fuyant alors la prise de Srebrenica par les forces armées serbes. Quelque 8000 d’entre eux ont été massacrés sur ce chemin. Depuis 2005, cette marche leur rend hommage. Et elle s’effectue dans le sens du retour: en 1995, les civils fuyaient Srebrenica, la marche quant à elle se termine au mémorial de Potočari, à côté de Srebrenica, où plus de 6000 victimes sont enterrées.
Parmi les participants, des Bosniaques de tout le pays, mais également de la diaspora, comme Asim Ibrahimović, ce jeune homme de 29 ans, originaire de la région et habitant dans le canton de Vaud depuis 2000. «J’ai vécu une partie de ma vie ici, cette marche signifie beaucoup pour nous. C’est ma première participation et psychologiquement, c’est dur. Il y a beaucoup d’émotions, mais on se soutient, personne ne se plaint.» À travers la végétation luxuriante de la campagne bosniaque, la colonne de marcheurs de tout âge, en grande majorité des hommes, avance d’un bon pas. Silencieux dans les passages les plus ardus, les participants n’hésitent pas à partager leurs histoires personnelles et discuter par petits groupes quand le chemin est plus agréable.
«Ça me rappelle beaucoup de choses, j’essaie de me souvenir des endroits par lesquels j’étais passé, alors que j’étais enfant, mais il faisait nuit et je n’arrive pas à les identifier», ajoute Ćamil Ibrahimović qui a effectué une partie du tronçon en 1993 avant d’arriver en Suisse. «Partager avec les autres personnes, savoir ce qu’il s’est vraiment passé, me retrouver sur le chemin emprunté par les hommes en 1995 m’aide psychiquement et psychologiquement à me libérer», ajoute cet habitant d’Oberkulm dans le canton d’Argovie.
Sur le tracé, des locaux ont monté des points de ravitaillement. Ils proposent des poires, des bananes et des sandwichs. Des femmes font chauffer de grandes marmites de café qu’elles distribuent aux marcheurs. Des camions-citernes et des véhicules de pompiers apportent de l’eau potable. La chaleur de l’été se fait ressentir. Lorsque le soleil tape, la forêt très humide devient presque tropicale et quand la pluie s’abat, les chaussures s’enfoncent dans le chemin détrempé et glissant. À la tête de la colonne, les survivants de 1995.
«Quand on nous raconte, on n’arrive pas vraiment à imaginer ce que c’est, mais quand on vient ici et qu’on fait la marche, c’est complètement différent. Il y a vraiment quelque chose qui se vit. Je vais revenir chaque année pour soutenir cet événement, car j’ai le sentiment qu’on oublie trop souvent, en Europe, ce qui s’est passé, juste à côté», ajoute Asim Ibrahimović. Si la marche se déroule pacifiquement, la situation en Bosnie-Herzégovine reste tendue entre les différents groupes ethniques. «Je pense que pour le moment, il n’y a pas de risques d’une grande guerre, car il n’y a pas de ressources humaines ni d’armes. Il y a des tensions, mais j’espère que ça ne va pas dégénérer. J’aimerais que la Bosnie garde son tissu multiethnique, parce qu’on a toujours fonctionné ainsi. J’aimerais qu’on créé un avenir pour nos enfants, ici, dans la paix, sans plus jamais de tragédies comme celle qui s’est passée dans les années 1990», espère Ćamil Ibrahimović.
À l’origine de la Marche pour la paix, Ivar Petterson. Né à Stockholm en 1945, ce militant alternatif et pacifiste a grandi à Genève. À l’âge de 20 ans, il découvre Mostar et Sarajevo et tombe amoureux de la Bosnie. Cofondateur de l’Association des survivants de la Drina-Srebrenica en Suisse, il organise entre 2000 et 2004, cinq marches entre Yverdon-les-Bains et Berne ainsi qu’entre Croy et Genève en commémoration du massacre. En 2004, il convainc les responsables locaux de Srebrenica d’organiser une marche sur le parcours initial, mais dans le sens du retour.
«Pour la première fois cette année, les marcheurs ont pu passer sur un nouveau tronçon historique qui était fermé jusqu’alors à cause des mines. Le 12 juillet 1995, après une première nuit de fuite, les hommes se reposaient à cet endroit et c’est là qu’ils ont été massivement bombardés et mitraillés. Plus d’un millier sont morts sur ce tronçon et les blessés avaient encore 70 kilomètres à parcourir pour arriver jusqu’à la zone sécurisée de Nezuk», raconte Ivar Petterson, président de l’Association solidarité Bosnie. Alors que la guerre de Bosnie-Herzégovine battait son plein, la majorité des habitants bosniaques de la région de Srebrenica ont quitté leur village pour se réfugier dans cette ville déclarée «zone de sécurité» par l’Organisation des Nations Unies. Mais alors qu’ils devaient être protégés, les civils se sont fait attaquer par l’Armée de la République serbe de Bosnie. Parmi les 8000 hommes qui sont morts, tous les corps n’ont pas encore été retrouvés. La majorité des victimes étaient jetées dans des charniers entre Srebrenica et Nezuk. Chaque année, de nouveaux restes humains sont identifiés. Ce 11 juillet, 33 corps supplémentaires ont été enterrés au mémorial de Potočari devant près de 20'000 personnes. Très émue, la foule remplissait le grand cimetière au plus de 6000 tombes blanches. «Il est essentiel de raconter et transmettre ce qui s’est passé, notamment face à ceux qui nient encore ce génocide», souligne Ivar Petterson.
Les accords de Dayton
La guerre de Bosnie-Herzégovine a débutée en 1992 avec la proclamation d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, elle prend fin le 14 décembre 1995 avec la signature des accords de Dayton. Ces accords instaurent une partition de la Bosnie plus ou moins égale entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine, qui rassemble les Bosniaques et les Croates, et la République serbe de Bosnie. Près de vingt-cinq ans après la signature de ce traité, la situation reste tendue. «Les accords de Dayton ont eu cet effet positif d’arrêter la guerre, mais les principes qui ont été mis en place ne permettent pas vraiment de reconstruire la paix et la société civile, car ils ont institutionnalisé les divisions dans le pays», déplore Ivar Petterson. Actuellement, la Bosnie est dirigée par trois présidents: le Bosniaque, Šefik Džaferović, le Croate Želoko Komšić et le Serbe Milorad Dodik. «J’ai l’impression que la situation se détériore, surtout au niveau constitutionnel, les accords de Dayton sont un véritable carcan qui a renforcé les divisions au lieu de les atténuer. L’exemple du fédéralisme suisse me semblerait un bon modèle pour la Bosnie, parce que la Suisse comme la Bosnie sont des pays très diversifiés avec des montagnes et des vallées. Le fédéralisme offrirait à tous les citoyens, à toutes les régions, une place que souvent ils n’ont pas actuellement.»