La conversion religieuse au cœur du drame
La conversion religieuse n’est pas toujours de tout repos. Comme beaucoup de sociologues le remarquent, un changement de religion, l’acquisition d’une nouvelle spiritualité ou une affirmation plus forte dans sa foi préexistante, tous ces phénomènes sont souvent causés par un changement existentiel conséquent. Pierre-Yves Brandt, psychologue de la religion et professeur à l’Université de Lausanne, l’explique: «Vivre une rupture, être chassé de chez soi, avoir une grave maladie ou perdre un proche: toutes ces expériences de vie sont propices à une transition religieuse.» Il ajoute que ces moments de bascule font généralement qu’il «n’est plus possible de se penser dans la continuité de ce qu’on était, et qu’il faut donc se réorganiser, en cherchant du sens autrement».
La détention peut aussi déclencher une démarche de conversion religieuse. La sociologue Mallory Schneuwly Purdie, chercheuse au Centre Suisse islam et Société de l’Université de Fribourg, rencontre des détenus musulmans dans le milieu carcéral suisse depuis une quinzaine d’années. Selon elle, «la prison est un espace de multiples vulnérabilités» qui peut favoriser la conversion religieuse. «C’est un endroit qui vous dépersonnalise complètement.» Pour Thibault Ducloux, auteur de Illuminations carcérales (Ed. Labor et Fides), une thèse sur l’apparition de la religiosité chez des détenus issus de prisons françaises, «le lieu contre-intuitif en tout point» qu’est la prison en fait un lieu où le sens vient à manquer.«On y intériorise une sorte d’amas de contraintes illogiques et souvent incohérentes».
La religion semble alors être un rempart à cette perte de repères, comme l’explique Mallory Schneuwly Purdie: «Alors que le détenu n’a le droit qu’à un paquet de quinze kilos quand il entre prison, la religion elle, ne pèse pas lourd.» Elle va ainsi proposer au détenu «des valeurs, des normes et des habitudes qui on fait leurs preuves, et habiter ce qu’il y a d’incohérent dans le séjour carcéral».
François Rouiller est accompagnant spirituel au CHUV. Spécialisé dans l’accompagnement des parents d’enfants malades, il remarque, lorsque ces derniers viennent à décéder, des réactions parentales parfois radicales: «Après tous ces cris, ces pleurs et la dévastation que représente la mort d’un enfant, il faut faire du sens avec ce qui n’en a pas ou plus du tout, et la quête spirituelle ou la religion peuvent alors être une solution», remarque-t-il. Et d’ajouter que «le changement de rapport au monde d’un parent qui perd son enfant peut complètement affecter son lien à une religion. Quand celui-ci n’est pas très ancré, cela occasionne d’ailleurs très souvent un abandon total de cette dernière, ce qui est aussi une conversion.» Un phénomène que Pierre-Yves Brandt a lui aussi pu observer en tant que psychologue: «Un moment de crise peut tout à fait faire basculer un croyant dans l’agnosticisme, tout simplement parce que la situation ou le drame vécu ne sont plus en cohérence avec le système religieux auquel il souscrivait.»
Pour l’aumônier retraité François Rosselet, qui a longtemps travaillé à la Fondation Rive-Neuve à Blonay (VD), un établissement de soins palliatifs, «la peur de la mort peut entraîner des choses assez étonnantes». Selon ce pasteur réformé, certaines personnes qui disaient ne croire en rien, au seuil de leur décès, se mettent à dire «qu’elles ne savent plus très bien». Des instants décisifs qui, selon Pierre-Yves Brandt, peuvent en effet «modifier les comportements spirituels d’une personne, sans pour autant qu’elle change de tradition religieuse».
François Rosselet l’a effectivement observé auprès de personnes en soins palliatifs: «J’ai parfois été frappé de voir des personnes qui s’affirmaient dans leur foi en l’épurant complètement. Il n’était alors plus question de dogme ou d’Eglise, mais simplement d’un rapport à Dieu, voire même d’un dialogue.» Il explique cela par la proximité de la mort, «qui déclenche une peur de l’inconnu» et l’envie de savoir «où l’on va, et comment on va faire le voyage jusque dans un potentiel au-delà».
Pour François Rouiller, «dans les moments de désarroi terrible», les personnes ayant une foi forte et des traditions très ancrées ont tendance quant à elles s’y raccrocher toujours plus. «On observe régulièrement cela, entre autres, dans des familles de patients musulmans ou évangéliques. C’est toutefois une minorité.» En comparaison, il avoue n’avoir jamais vu des parents athées, au moment de la perte de leur enfant, se mettre à se demander soudainement: «Tiens, et s’il existait quelque chose, finalement?»
Ces conversions religieuses ne sortent pas de nulle part. Selon Mallory Schneuwly Purdie, «les gens qui se convertissent ne partent jamais de rien. Ils ont toujours un questionnement existentiel, voire philosophique, qui préexiste.» Même son de cloche chez Thibault Ducloux, qui explique d’ailleurs la conversion religieuse en prison par un phénomène de «régression»: «Le détenu va se tourner vers des habitudes ou des sensations confortables qui remontent à l’enfance et à l’univers parental, dont il va alors adopter la religiosité.» Mallory Scheuwly Purdie alerte toutefois sur les raisons diverses qui peuvent conduire à une conversion, notamment celle du «danger inhérent à la vie communautaire carcérale»: «Dans le cas de l’islam, qui est hautement représenté dans les prisons suisses, le fait de se convertir peut aussi être un moyen de protection, afin de faire partie de groupes.»
La dimension accidentelle de tous ces types de conversions pose finalement la question de leur durabilité. Pour Pierre-Yves Brandt, «la conversion dure dans le temps tant qu’elle répare une dissonance de valeurs». Il va même jusqu’à comparer la conversion à la transition de genre: «Si vous vous croyez un garçon alors que les autres vous voient en fille, votre mal-être vous décide à faire comprendre aux autres et au monde que vous n’êtes pas ce qu’ils croient, et à changer pour être qui vous êtes et incarner ce que vous croyez.»