Une Toussaint pas très protestante
Faut-il prier pour ses morts? A la Toussaint et lors de la Fête des morts (1er et 2 novembre), c’est bien ce que les catholiques feront. Les protestants, quant à eux, s’y refusent. Car depuis qu’ils possèdent leur propre théologie, tout lien entre morts et vivants est prohibé. «Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Luther, qui lance la Réforme en 1517, placarde ses 95 thèses un 31 octobre sur la porte de l’église de Wittenberg», fait remarquer Christian Grosse, historien du christianisme à l’Université de Lausanne. «La question de la mort est même centrale» chez le réformateur allemand. A l’époque, le clergé catholique profite encore d’un juteux business autour du trépas des croyants, monnayant indulgences – rachat des péchés grâce à l’argent – et messes anniversaires pour les défunts.
Au Moyen Age, «même les plus modestes fondaient une messe anniversaire afin d’assurer le salut de leur âme», renseigne Karine Crousaz, historienne et maître d’enseignement à l’Université de Lausanne. Née avec les moines de Cluny vers l’an 1000, cette coutume consiste à léguer des biens à l’Eglise, «souvent un pré ou de l’argent, le produit de ce capital devant servir à payer des messes régulières pour le défunt». Et de relever: «D’ailleurs, cette pratique faisait vivre un grand nombre de prêtres et de monastères.»
Selon le médiéviste vaudois Bernard Andenmatten, on dénombre, rien qu’à la cathédrale de Lausanne, «une quarantaine d’autels», dont la plupart sont dédiés à des messes anniversaires. «C’est à la fois un office et un espace précis où, dans une église, un chapelain prie pour un croyant décédé contre rémunération.» Mais pourquoi prier pour les morts? «Pour la rémission de leurs péchés. Et ainsi écourter leur séjour au purgatoire», indique Karine Crousaz. Elle rappelle également que les catholiques, à la fin du Moyen Age, «prient les saints afin que ceux-ci intercèdent auprès de Dieu en faveur de leur accession au paradis». Une donnée qu’avaient catégoriquement refusé les réformateurs. Guillaume Farel est, en Suisse romande, le premier à publier sur ce désaccord théologique: «Il écrit que l’unique purgatoire qui existe, c’est Jésus-Christ. Seul son sacrifice sur la croix permet d’expier les péchés des croyants.» Comme le confirme le théologien réformé Simon Butticaz, «on a alors affirmé que seul Dieu pouvait juger de la destinée post mortem du défunt». Une «communion» entre deux mondes
Dès lors, «la Réforme va mettre de côté cette religion de la mort», explique-t-il encore. «Une rupture nette est voulue entre morts et vivants», et suppose des réaménagements qui vont choquer la population. «On considère que les funérailles et les ensevelissements ne nécessitent pas la présence d’un pasteur, qui ne peut plus agir en faveur du défunt», explicite l’historienne Karine Crousaz. «L’absence de sacrements comme l’extrême-onction donne aux gens l’impression de mourir comme du bétail.»
Toutefois, selon Simon Butticaz, «les rites funéraires ne disparaissent pas. Les historiens observent qu’ils sont assurés par des laïcs, en dehors de toute institution ecclésiale.» Christian Grosse, qui parle de «cérémonies sociales», rappelle d’ailleurs que «des personnes sont convoquées pour avoir prié pour des morts dans des cimetières, ce qui prouve que cette nouvelle manière de faire passe difficilement».
Aujourd’hui, les enterrements réformés ont pourtant repris des couleurs… «Au XIXe siècle, les réformés, qui avaient dû faire le deuil du deuil, vont ressentir un manque», détaille encore l’historien du christianisme. «Dans le cadre du renouveau liturgique qui va s’opérer dans divers cantons romands, les Eglises réformées se voient obligées de réinvestir les rites autour de la mort», explique le théologien Simon Butticaz. La raison de ce retour en arrière trois siècles après la Réforme? «La prise de conscience que cette dernière étape de l’existence se doit d’être accompagnée par un message d’espérance.»
Les réformateurs semblent donc avoir raté leur coup. «Le lien entre la vie et l’au-delà est présent dans tellement de cultures et de civilisations…» fait remarquer le médiéviste Bernard Andenmatten. «Cette envie de communication semble en quelque sorte inscrite dans la nature humaine, et il est bien difficile de s’en défaire.» D’ailleurs, aujourd’hui, «le destin posthume du défunt est remis aux mains de Dieu dans la prière», explicite Simon Butticaz, qui complète en rappelant que «la prédication, lors de la cérémonie funéraire, rappelle aussi les promesses de l’Evangile faites à l’adresse des vivants et à la communauté endeuillée».
De leur côté, que feront concrètement les catholiques à l’occasion de la Toussaint et de la Fête des morts? «Nous ne prétendons pas agir sur le sort des morts par la prière, mais nous confierons les défunts à la tendresse divine», confesse François-Xavier Amherdt, prêtre du diocèse de Sion et professeur de théologie à l’Université de Fribourg. Et de reconnaître cependant qu’entre les deux mondes «existe une communion, que la mort ne peut rompre».