Des ex-musulmans d’Inde se fédèrent sur les réseaux
Arif Hussain Theruvath était très sérieux avec l’islam. Jusqu’à il y a peu de temps, il étudiait dans une madrassa de l'État méridional du Kerala, suivait des prédicateurs islamiques fondamentalistes sur le Web et priait cinq fois par jour. Mais au fil du temps, la désillusion a pointé le bout de son nez. Arif s’est retrouvé en désaccord avec sa propre religion et a officiellement fait son coming-out, en ligne, se déclarant désormais «ex-musulman».
«J’ai laissé tomber l’islam pour deux raisons. La première, c’est que l’esclavage est toujours agréé par cette religion. La deuxième, c’est le traitement réservé aux femmes, c’est horrible…», s’offusque Arif Hussan Theruvath (la question de savoir si l'esclavage est pratiqué dans un quelconque pays islamique ne fait cependant pas consensus, ndlr). Ce soudain rejet de l’islam n’est pas sans conséquences pour le jeune homme. Sa femme l’a quitté et il ne peut désormais plus voir ses enfants. Mais Arif ne regrette pas sa décision. Il est d’ailleurs devenu, depuis peu, un membre actif de la communauté Facebook «Ex-Muslims of Kerala», issue d’un groupe de personnes athées créé en 2019. Il y participe à de nombreuses discussions et y publie des vidéos critiques envers l’islam.
«Au Kerala, nous avons un fort mouvement rationaliste depuis plusieurs années», renseigne-t-il. «Les médias sociaux nous ont donné toujours plus d'occasions de nous mettre en réseau et de nous retrouver. Quitter une religion peut faire de vous un mouton noir, vous avez donc besoin de confiance et de soutien pour y arriver.»
Le groupe de Arif Hussain Theruvath fait partie d’au moins trois autres communautés virtuelles ayant vu le jour, en Inde, au cours des cinq dernières années. Créé en 2019, «Ex-Muslims of Kerala» (qui se réunissait également en présentiel, à Hyderabad avant que la pandémie ne frappe), compte une centaine de membres, admis après un processus de filtrage. Le groupe d’ex-musulmans du Tamil Nadu, quant à lui, compte environ 300 membres et est actif depuis 2016.
«En Inde, les musulmans sont surtout concentrés sur leur survie. Mais ceux qui sont suffisamment éduqués pour lire l’éthologiste britannique Dawkins ou d’autres rationalistes sont sans doute gênés par certaines contradictions dans le Coran ou dans d’autres contenus théologiques», déclare Sultan Shahin, rédacteur fondateur et rédacteur du «New Age Islam», un site islamique progressiste. «Je dirais qu’Internet fait à l’islam ce que la presse écrite a fait au christianisme. Ainsi, les musulmans qui réfléchissent sont exposés à toute sorte d’idées provenant des quatre coins du monde.»
Plus de 138 millions de musulmans sont recensés en Inde, pays constitutionnellement laïc, mais où athées et rationnalistes sont souvent visés par des attaques de groupes politiquement situés à droite. En 2017, H. Farook, un membre du groupe «Ex-Muslims of Kerala», également membre du groupe «Ex-Muslims of Tamil Nadu», a été tué lors de ce qui semblait être un règlement de comptes dû à ses opinions.
Arif Hussain Theruvath et MR Shahabas, du groupe du Tamil Nadu, affirment que nombre de leurs membres apparaissent en ligne sous des noms d’emprunt, par peur de la vindicte. «Les ex-musulmans vivent encore davantage dans la crainte que les hindous rationalistes», précise Sultan Shahin. «L’athéisme est accepté par l’hindouisme, au contraire de l’islam. Chez les hindous, les problèmes surviennent lorsqu'ils font de la propagande publique contre certaines croyances ou pratiques culturelles irrationnelles.» Et d’ajouter, qu’en plus du risque de disputes avec des proches et d’un désaveu familial, «chez les musulmans indiens, la simple expression de l'incroyance peut entraîner des accusations d'apostasie et un réel boycott social.»
«Ex-musulmans», le terme a gagné en popularité dans les années 2000, lorsque certains musulmans, impressionnés par le 11 septembre, décident de prendre leurs distances avec les factions extrémistes. En 2007, après la formation d'un conseil des ex-musulmans en Allemagne, ce mouvement social international se met également à s’enraciner en Occident. Un rapport du centre de statistique américain Pew Research, publié en juillet de cette année, révèle ainsi que 6% des Indiens nés musulmans interrogés ne croient pas en Dieu. En Inde, seule une infime minorité d’individus s’identifie activement et publiquement comme ex-musulmans, un terme encore relativement nouveau dans le pays. Ceux qui le font utilisent cette étiquette pour diverses raisons; certains sont désillusionnés par les textes, tandis que d'autres sont rebutés par les clercs intransigeants ou la religion en général.
«J'ai l'impression d'être libre, libre de penser ce que je veux et de croire en n'importe quoi», confie Tauseef Ahmad, 19 ans, un étudiant de Patna, dans le nord de l'Inde, qui a commencé à rejeter la religion au début de son adolescence et a rejoint un groupe en ligne récemment. «Je me demandais comment cette religion pouvait être aussi hypocrite».
Si certains ex-musulmans étaient autrefois profondément observants, d'autres n'ont jamais été particulièrement religieux. Beaucoup sont partis après un processus progressif de lectures et de débats privés. «Au départ, quand j'avais des doutes sur ma foi, j'avais peur et j'essayais de les supprimer», raconte Saquib Mohammed, 31 ans, mathématicien et enseignant au Rajasthan. Sa famille n'était pas pieuse, aussi ont-ils été surpris lorsqu'il est devenu pratiquant après avoir commencé l'université, portant une barbe et une calotte, lisant le Coran et priant jusqu'à huit fois par jour. Cette phase a duré environ six ans que Saquib ne quitte sa religion. «Plus vous lisez et étudiez, si vous êtes rationnel, plus vous aurez envie de sortir de l’islam», note-t-il encore.
Malgré les risques encourus par les ex-musulmans, ces derniers semblent manifester leur besoin de marquer son rejet de l’islam se fait sentir, et est préféré à un simple passage, sans remous, au statut d’athée. «Puisque l'identité musulmane a une emprise sur vous et est présente dans tous les aspects de votre vie, vous voulez vous dissocier de tout ce qui est lié à l'islam», explique Hina, fondatrice du groupe «Ex-Muslims of India », qui utilise un pseudonyme car sa famille n’est pas au courant de son rejet de l’islam. Son initiative de créer une communauté est d’ailleurs née de ces circonstances. «Nous avions besoin d'un lieu d'appartenance, d'un espace sûr pour être nous-mêmes», explique-t-elle. Lorsqu'elle a commencé à se poser des questions, elle pensait être seule. «C'était un parcours d'isolement. Je ne connaissais personne d'autre. Quand j'ai rencontré d'autres personnes, je me suis sentie plus sûre de mes pensées et de mon identité.»
En Inde, les mouvements rationalistes sont connus depuis quelques années, tandis que l’athéisme, lui, n’est pas encore reconnu officiellement. Lors d’un dernier recensement, seules 33000 personnes se déclarent athées. Pourtant, rejeter la religion n'est pas un crime en Inde, contrairement à certains pays à majorité musulmane où existent des lois sur l’apostasie.
«L'Inde est relativement sûre car l'État ne nous poursuit pas», lâche Hina. Mais, selon elle, il s’agit tout de même «d’une position frustrante et invisibilisante», particulièrement aujourd'hui, dans un pays dirigé par le Bharatiya Janata Party, parti de droite hindou. «Les musulmans ne nous acceptent pas et la droite hindoue voit en nous une occasion de rabaisser l'islam et les musulmans», dit-elle. "C'est frustrant car nous ne nous identifions pas à eux».
La situation en Inde est complexe: ces derniers doivent affirmer leur distance par rapport à la droite hindoue et faire face au refoulement des libéraux et de ceux qui disent que ce n'est peut-être pas le bon moment pour critiquer l'islam, étant donné que les musulmans sont une minorité vulnérable dans ce pays. «Nous sommes confrontés à des allégations selon lesquelles nous sommes financés par le Sangh Parivar (droite hindoue, ndlr)», déclare Arif Hussain Theruvath. «Nous sommes contre l’islam, mais pas contre les musulmans. De la même manière, nous critiquons l'Hindutva (nationalisme hindou, ndlr), mais nous ne sommes pas contre les hindous.» Le fait d'être un ex-musulman ne met toutefois pas ces hommes et ces femmes à l'abri de l'islamophobie occasionnelle et du bagage que représente le fait de porter des noms musulmans. Le monde les voit comme des musulmans. «Louer une maison a été difficile, sortir avec des filles non musulmanes n'a pas été facile, et partout, j’ai peur pour ma sécurité», avoue Saquib Mohammed.