Anti-vaccins: quels fondements religieux derrière cette méfiance?
Alors que débute la campagne de vaccination contre le coronavirus, les anti-vaccins envahissent l’espace public, et en particulier des réseaux sociaux, à grand coup de messages militants et autres vidéos contestataires – des expressions simplement sceptiques aux contenus les plus virulents, voire carrément frauduleux.
Parmi les arguments, se mêlent tout à la fois la méfiance à l’égard des entreprises pharmaceutiques et autres institutions, des préoccupations naturalistes mais aussi des réticences d’ordre éthique ou résolument religieux. Mais quel est la part réelle de la religion au sein de cette contestation? Est-elle si prépondérante que cela?
Pour l’historien français Laurent-Henri Vignaud, co-auteur d’Antivax. Une histoire de la résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours»*, le poids de la religion dans les réticences anti-vaccins est totalement «paradoxal»: «D’un côté, les motivations religieuses de l’anti-vaccinisme contemporain sont minoritaires dans toutes les religions. De l’autre côté, en raison de leur forme dogmatique, ces arguments figurent parmi les plus durs.»
On se souvient notamment de l’épidémie de rougeole qui a affolé la ville de New-York au printemps 2019. En cause, sa communauté juive ultra-orthodoxe, opposée à la vaccination. Plus près de chez nous, en France, plusieurs épidémies de la même maladie, en lien cette fois avec la communauté catholique La Fraternité Pie X, ont également défrayé la chronique ces dernières années. Le rapport 2018 de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) relève d’ailleurs que les épidémies récentes «se sont le plus souvent diffusées dans des réseaux de populations non-vaccinées en raison de leurs convictions religieuses ou philosophiques (dont particulièrement l’anthroposophie, ndlr.)». Pour Lucie Guimier, spécialiste en géopolitique et rédactrice du document, «ces cas ne sont pas isolés et dessinent des tendances de l’idéologie anti-vaccinale». Ils sont aujourd’hui rejoints, observe-t-elle, par «une augmentation du refus et de l’hésitation envers les vaccins au sein de la population générale».
Ces réticences anti-vaccins seraient-elles spécifiquement plus présentes dans certaines religions? «Aucune grande religion n’est épargnée, mais aucune Église officielle, à part peut-être une ou deux sectes chrétiennes, n’assume un tel discours aujourd’hui», indique Laurent-Henri Vignaud. «Ce sont les marges, fondamentalistes ou intégristes, des religions qui pratiquent un refus marqué de la vaccination. Les autorités religieuses ont, pour la plupart, un discours en faveur des vaccins ou font preuve d’une critique modérée», précise l’historien.
Mais alors, qu’est-ce qui pose moralement problème à certains croyants? Au premier chef, on retrouve «l’idée fataliste ou providentialiste: on ne peut aller contre le destin voulu par Dieu», expose-t-il. «Les religions qui sont méfiantes face à la modernité industrielle, telles certains communautés anabaptistes comme les Amish, sont plus sujettes à ces réticences, de même que les religions prônant des formes de guérison non basées sur la science, comme dans certaines communautés religieuses charismatiques, de tout horizon, qu’elles soient monothéistes, païennes ou holistiques», pointe Irene Becci, sociologue des religions à l’Université de Lausanne. «La crainte est d’altérer par une volonté divine la naturalité du corps humain, ou selon les religions, sa création divine.»
«Il y a chez certains l’idée de quelque chose de diabolique dans la science en général et dans les vaccins en particulier, ceux-ci étant perçus comme une intrusion malsaine dans l’organisme humain de quelque chose qui n’a pas été voulu par Dieu», formule à son tour l’éthicien protestant Denis Müller. C’est le mythe faustien: «En gros, dans ces mauvaises théologies, si on choisit la sagesse des vaccinologues, on s’oppose à la volonté divine. Donc, on doit choisir. Si on est vraiment religieux, on refuse le vaccin pour montrer qu’on est croyant.»
Pour ces franges minoritaires, «la maladie est comprise, collectivement, comme une punition et, individuellement, comme une épreuve», explicite alors l’historien Laurent-Henri Vignaud. «Chez certains catholiques, on s’inquiète par exemple des vaccinations contre les maladies sexuellement transmissibles (type hépatite B ou papillomavirus) qui seraient des "passeports pour la débauche" offerts aux adolescents hors mariage.»
Au-delà de ces réticences de principe, s’ajoutent des résistances liées aux processus mêmes de fabrication des vaccins. En ligne de mire, le recours dans certains cas à des «cellules fœtales» lors des travaux de recherche et de mise au point des traitements – une pratique fortement décriée dans certains milieux, car jugée totalement immorale.
Plus précisément, il s’agit plus justement de «lignées cellulaires», comme le documente l’Institut européen de bioéthique, «reproduites en laboratoires depuis des décennies», à partir de cellules souches de fœtus avortés dans les années 1960, 1970 et 1980. C’est le cas aujourd’hui des groupes AstraZeneca, Moderna et Pfizer, comme d’autres, qui ont utilisé ce procédé au cours de l’élaboration de leurs vaccins contre le Covid-19. Y aurait-il dès lors matière à s’en scandaliser?
«Les tissus fœtaux ont également été utilisés dans le développement des vaccins contre la rougeole, la rubéole et de nombreux autres virus – des traitements qui vont aujourd'hui de soi – comme dans de nombreux médicaments très efficaces, en particulier les thérapies contre le cancer», rappelle Frank Mathwig, chargé des questions théologiques et éthiques au sein de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS). Selon lui, «refuser la vaccination sur la base de sa production est éthiquement déraisonnable, contradictoire et à courte vue: comment justifier le fait d'accorder une plus grande importance aux fœtus qu’à la vie des personnes qui, sans vaccination, peuvent mourir ou tomber gravement malades avec des conséquences imprévisibles sur le long terme?» Car l’éthicien réformé le rappelle, «la vaccination protège non seulement sa propre vie, mais aussi celle de toutes les personnes exclues de la vaccination (comme les femmes enceintes, les personnes atteintes de maladies auto-immunes, de certaines allergies ou handicaps) et qui ne peuvent donc être protégées qu’indirectement.»
Du côté catholique, face aux inquiétudes d’une partie de ses fidèles, le pape lui-même a tenu à rassurer son audience, en publiant, dès le 21 décembre, une note sur «la moralité de l'usage de certains vaccins anti-Covid-19». Le souverain pontife y enjoint les fidèles à se faire vacciner contre le Covid-19, affirmant que tous les vaccins développés étaient «moralement acceptables», y compris ceux produits à partir de cellules fœtales.
Le Conseil de l’Église évangélique réformée de Suisse planche également sur un tel document. «Les réformés mettront l’accent sur le devoir de solidarité et le devoir de responsabilité envers le bien-être des plus faibles et sans défense», expose Frank Mathwig, rappelant l’exemple du réformateur Ulrich Zwingli: «Lorsque la peste a éclaté à Zurich et alors qu’il se trouvait hors de la ville, Zwingli est immédiatement revenu pour aider sa congrégation et les citoyens, malgré les risques encourus. Il a d’ailleurs survécu de justesse à l’infection.»
De leurs côtés, les communautés juives et musulmanes se sont inquiétées de la présence de gélatine de porc dans les produits utilisés pour stabiliser les vaccins contre le Covid. Les porte-paroles des sociétés pharmaceutiques Pfizer, AstraZeneca et Moderna ont alors confirmé à l’Associated Press , juste avant Noël, que les nouveaux vaccins ne contiennent pas de produits à base de porc et sont donc «casher» et «halal».
Interrogé par l’agence de presse internationale, un rabbin israélien avait d’ailleurs spécifié que tant que le produit non casher est injecté dans le corps et n'est pas «ingéré», la question de la casherout (code alimentaire dans le judaïsme) ne se pose pas. Quant au vaccin chinois du groupe Sinovac, le Conseil des oulémas d’Indonésie, la plus haute autorité islamique de la région, l’a déclaré officiellement conforme au rite musulman, le 8 janvier dernier.
Bien que présente dans la controverse, la dimension religieuse reste cependant minoritaire, souligne l’historien Laurent-Henri Vignaud. «On trouve ici ou là le nom de Dieu sur certains tracts, mais c’est résiduel par rapport à la masse de ceux qui concernent les deux Béhémoths (créatures bibliques monstrueuses, ndlr.) de l’antivaccinisme contemporain: Big Brother et Big Pharma», souligne-t-il. Et d’ajouter: «S’il y a une religion qui entretient l’antivaccinisme aujourd’hui, ce serait plutôt celle d’un culte voué à la nature et une certaine forme de "technophobie" (Linky, 5G, etc.).» Depuis toujours d’ailleurs, commente-t-il, les antivax assimilent la vaccination à une pollution de l’organisme.
De son côté, la sociologue des religions Irene Becci constate «une augmentation des scepticismes culturels quant à la capacité de la science de guérir», comme le révèle «la profusion de nouvelles approches holistiques, en partie basées sur des visions orientales de la médecine (thérapies alternatives, par la voix, la respiration, la lumière, la méditation, etc.).» Une réaction face à certains échecs de la science, selon l’éthicien Denis Müller: «Les gens voudraient que la science, et en particulier la médecine, détienne la vérité absolue. Or ce n’est pas le cas, la science est forcément toujours du domaine de l’expérimental.»
Les réticences aux vaccins semblent en effet s’être intensifiées ces dernières années. Aurait-on affaire actuellement à une méfiance particulière? Pour la sociologue, «la nouveauté réside surtout dans l’ampleur de ces approches New Age et holistiques».
«Ce n’est pas tant l’antivaccinisme qui augmente, mais plutôt le radicalisme dans certaines religions et l’enfermement communautaire», formule pour sa part l’historien. «Pour y faire face, plusieurs États américains qui prévoyaient jusque-là une clause de conscience religieuse ont retiré cette clause. Lors de l’épidémie chez les juifs orthodoxes de New York, la réaction de la municipalité a été ferme et a conduit à une vaccination obligatoire, le temps que la maladie régresse.»
Pour l’éthicien de l’EERS, ce serait plutôt l’attitude des anti-vaccins qui poserait un problème d’ordre éthique. En refusant de se faire vacciner, «ces personnes s’évitent tout risque, mais profitent, grâce au phénomène de l’immunité collective, du fait que les autres prennent sur eux le risque de dommages potentiels causés par le vaccin.» Et d’asséner: «Les anti-vaccins, pour des raisons égoïstes, refusent toute moralité de solidarité et d'engagement pour le bien commun, sans lequel aucune société ne peut exister.» Pour le réformé, la balance des risques est vite établie: «La vaccination reste la contribution la plus efficace dans la lutte contre le virus. Personne ne connaît actuellement les effets secondaires à moyen et long terme. Mais nous connaissons mieux que nous ne le voudrions les conséquences dramatiques que le virus a déjà aujourd'hui.»