«Il faut donner un horizon à la souffrance imposée par le coronavirus»
À chaque époque son épidémie – et sa manière d’y faire face. Si aujourd’hui épidémiologistes et politiques semblent mener la danse, notamment dans la ronde des interrogations sur les plateaux télé, au temps de la peste ou du choléra c’est vers les Églises que tous les regards se tournaient en quête de réponses.
D’abord sur le plan sanitaire, comme le rappelle l’historien français Philippe Martin, qui vient de publier Les religions face aux épidémies, de la peste à la Covid-19 (Ed. du Cerf). «Jusqu’au XIXe siècle, ce sont les religieux qui ont la charge de soigner les malades.» «Au Moyen Âge, les institutions charitables sont presque toujours religieuses», atteste Michel Grandjean, historien du christianisme à l’Université de Genève. «L’église médiévale vient au secours des gens, parce que cela répond à son idéal de secours aux pauvres, mais aussi parce que tout simplement il n’y a pas d’autre instance qui puisse alors le faire.» Certaines confréries se spécialisent souvent pour telle ou telle maladie. Ainsi de la léproserie de Vidy, à Lausanne, rappelle-t-il, qui donna d’ailleurs son nom au quartier (une «maladière» signifie alors le lieu où l’on isolait et soignait les lépreux).
Mais le rôle des Églises ne s’arrête bien évidemment pas à ces réponses de nature très concrète. «Quand survient une épidémie au Moyen Âge ou à l’époque moderne, les ecclésiastiques jouent un rôle prépondérant, parce que ce sont eux qui peuvent lui donner du sens», relève Michel Grandjean. «Leur autorité dépasse celle du monde politique, qui est alors complètement désemparé face à ce fléau.» C’est alors l’idée d’un châtiment divin qui vient punir les humains qui se sont mal comportés, sur le modèle du Déluge dans la Bible.
Ce discours a été depuis «déconstruit par les théologiens, en s’appuyant notamment sur le livre de Job qui met en lumière que la souffrance, la mort insensée peut survenir là où il n’y a pas eu de faute», souligne Thierry Collaud, professeur de théologie et d’éthique à l’Université de Fribourg. Bien que contestable, l’explication se révélait cependant efficace sur deux points, selon Michel Grandjean: «Elle permettait de donner du sens à l’épidémie et offrait des possibilités d’actions spirituelles, comme la prière, la repentance ou l’invocation de certains saints pour mettre un terme à l’épidémie.»
Avec l’avènement de la médecine à la fin du XVIIIe siècle, les Églises comprennent peu à peu que d’autres instances sont désormais mieux à même d’assumer des missions sanitaires. «Lors de l’épidémie de choléra, au début du XIXe, a lieu toute une discussion pour savoir si lorsque des religieux soignaient des personnes, ils n’entraient pas en concurrence avec le milieu médical», rappelle Philippe Martin. «Les États avaient alors tranché, déclarant qu’en cas d’épidémie, les religieux peuvent endosser ce rôle, à condition que ça soit bénévole.»
Il en ira tout différemment pour la grippe espagnole en 1918. «À partir du XXe siècle, les États sont de mieux en mieux structurés et ont de moins en moins besoin du religieux», formule l’historien français. Du moins sous nos latitudes, précise-t-il.
Et qu’en est-il à l’heure du coronavirus? Si les Églises n’ont évidemment plus de rôle sanitaire à jouer, certains regrettent néanmoins leur mutisme dans l’espace public. «Le silence des Églises face à ce qui se passe est inquiétant», ose exprimer François Dermange, professeur d’éthique à l’Université de Genève. «Certes, on n’attend plus rien des Églises aujourd’hui, on ne leur tend plus le micro, mais elles-mêmes n’osent plus parler de la mort, de l’âme, du monde à venir. Or ce qui a motivé les gens à se protéger et à paralyser l’économie, c’est bien la peur de la mort.»
«Cette litanie quotidienne sur le nombre de décès nous a brutalement réveillés à certaines réalités que l’on a voulu oublier, comme le fait que nous étions mortels», poursuit Philippe Martin. «Nos contemporains sont aujourd’hui pris par le non-sens», observe Thierry Collaud. «Or, dans la difficulté et la souffrance, ce sont des éléments de sens qui viennent nous aider à traverser l’épreuve.»
Il ne s’agit cependant pas, comme par le passé, de chercher à vouloir tout expliquer, précise-t-il. Au contraire. «Au moment où on convoque des experts de toutes sortes, où l’on cherche une maîtrise technico-scientifique, peut-être que le contre-discours des Églises pourrait être celui d’une certaine humilité face à notre désir de toute-puissance», expose le théologien. Et d’évoquer la figure du Stabat mater, cette «mère au pied de la croix, impuissante alors que son fils meurt. Il y a là quelque chose de précieux que les Églises peuvent partager pour nous aider à gérer l’échec et la mort injuste.» «Il faut donner un horizon à la souffrance imposée par cette épidémie», insiste François Dermange en conclusion. «Les Églises doivent sortir de leur timidité, il est de leur devoir de proclamer leur espérance en des temps si troublés: la mort n’a pas le dernier mot.»
Au front sur le champ du social
Depuis le début de la pandémie au mois de mars, les Églises ne sont de loin pas absentes du terrain. À commencer par le truchement de leurs œuvres caritatives, comme le Centre social protestant et Caritas, qui se sont montrés au plus près des démunis, mais également à travers ses aumôneries, dans les hôpitaux, les EMS, les centres d’accueil pour SDF, etc. «Le social fait partie de leurs gènes», insiste le professeur d’éthique sociale Thierry Collaud.
Le rôle des Églises lors des services funèbres a également été mis en avant pendant la crise ce printemps, souligne Philippe Martin. «On s’est rendu compte qu’enterrer quelqu’un ne se résumait pas à le mettre dans un trou ou une urne, mais que tous ces gestes, ces rituels avaient une signification, et pas seulement pour les fidèles.»