Les manuels scolaires israéliens teintés de christianophobie?
«Les chrétiens, j’en ai entendu parler à l’école, quand j’avais douze ou treize ans. Je ne sais pas grand-chose sur eux. Je crois qu’on les appelle des "catholiques". Ils pensent que le rabbin Yeshu était le messie, mais ils l’ont crucifié. Et puis ils n’ont pas arrêté de vouloir nous faire disparaître.»
Voilà ce que Yarden, 20 ans, retient des leçons reçues à l’école publique israélienne sur le christianisme. Un enseignement qui a fait l’objet d’un livre publié en début d’année: Jesus was a Jew: Presenting Christians and Christianity in Israeli State Education (Jésus était un juif: présentation des chrétiens et du christianisme dans l’éducation nationale israélienne), coécrit par Orit Ramon, Inès Gabel et Varda Wassermann, trois professeurs de l’Open University d’Israël.
L’ouvrage analyse le curriculum et les ouvrages officiels des écoles laïques et sionistes religieuses qui dépendent de l’État, et évalue l’attitude des professeurs d’histoire religieuse. Une recherche dont Orit Ramon a eu l’idée à travers ses activités d’enseignante et de guide touristique. «Chaque fois que j’évoque les chrétiens, je ressens la curiosité et le ressentiment des juifs. Beaucoup d’Israéliens n’en savent pas grand-chose, mais ils ont l’impression de devoir prouver que le judaïsme est supérieur», affirme-t-elle.
Plusieurs éléments-clés ressortent de son analyse. D’abord, Jésus est systématiquement appelé «Yeshu» et non «Yeshua» ou «Yehoshua», comme le voudrait la traduction hébraïque correcte du nom grec utilisé dans le Nouveau Testament. Or, «cet acronyme est particulièrement méprisant puisqu’il signifie en hébreu "que son nom et sa mémoire soient effacés"», relève David Neuhaus, supérieur des jésuites de Terre Sainte et directeur de l’Institut biblique pontifical à Jérusalem. Dans les écoles religieuses sionistes israéliennes, la figure de Jésus suscite une révulsion particulière: mentionné juste en passant, ses miracles sont attribués à son expertise en herbes médicinales et la foi chrétienne, souvent décrite comme une forme de polythéisme.
Ensuite, la seule dénomination du christianisme à laquelle sont introduits les élèves est le catholicisme. Non que le Ministère de l’éducation ignore l’existence des protestants ou des orthodoxes, mais l’Église catholique est mise en évidence comme seule représentante des chrétiens «au même titre que le judaïsme orthodoxe est défini comme la seule base légitime de l’identité juive israélienne», relève David Neuhaus.
Plus problématique encore, le christianisme est raconté essentiellement à travers les persécutions infligées aux juifs, l’Holocauste étant représenté comme le paroxysme inévitable de cette douloureuse relation. Une lecture qui «renforce profondément le narratif de victime. Les enfants se disent: le monde entier est contre nous», déplore la chercheuse Orit Ramon.
L’histoire très souvent tragique des juifs dans l’Europe chrétienne pèse lourd, et à juste titre. Mais en se focalisant exclusivement sur cet aspect, l’école «évacue l’influence profonde du christianisme sur le développement de la culture européenne et de la civilisation occidentale», affirme David Neuhaus. Sans compter qu’elle présente une vision «en inadéquation avec la réalité de l’État d’Israël aujourd’hui, un pays dans lequel la communauté chrétienne est très petite et dénuée de pouvoir», estime le jésuite. Aujourd’hui, quelques 180'000 chrétiens vivent en Israël, soit 2% de la population. La plupart sont des Arabes chrétiens qui disposent de leurs propres écoles, une non-mixité renforçant encore les préjugés.
«Baromètre de l’ouverture au monde des Israéliens», selon les mots de la professeure Orit Ramon, l’enseignement du christianisme a suivi l’évolution de la société vis-à-vis de l’extérieur. «Dans les années 1970 et jusqu’au moment des Accords de paix d’Oslo, on a assisté en Israël à un mouvement d’ouverture, de tolérance. Le contenu des livres scolaires était plus factuel et respectueux. Tout cela a pris fin avec la Deuxième Intifada», explique la spécialiste.
Vingt ans plus tard, le glissement à droite et les désillusions se font sentir dans le contenu des bouquins scolaires. Le père David Neuhaus, né juif et profondément impliqué dans les rencontres interreligieuses, invite pourtant à rester optimiste face à la transmission du savoir. «Ma plus belle expérience de dialogue, c’était devant 412 enseignants d’histoire biblique de l’école publique. Nous avons échangé autour des textes saints d’une façon merveilleuse, tout le monde était ravi. Au-delà des discours officiels crispés, on trouvera toujours des personnes curieuses des autres et désireuses de comprendre le monde», souligne-t-il avec un sourire. Comme Yarden, qui à la fin de la discussion, glisse avec regret: «J’aurais aimé en savoir plus sur le christianisme. Vous m’expliquerez, un jour?»