Des croyants qui résistent au rationalisme des Lumières
«Le mot évangélique fait référence à l’Evangile, dans ce sens, toutes les Eglises devraient être évangéliques, même les catholiques», note Jean-Michel Sordet, membre du Conseil synodal de l’Église évangélique réformée du Canton de Vaud (EERV). «Mais en fait, cette expression a deux sens. En Allemand il y a deux mots, “evangelisch” et “evangelical”, le premier signifie en gros protestant, c’est le sens qu’on donnait à évangélique au XVIe siècle et que l’on retrouve dans le nom de l’EERV alors que le 2e fait référence aux mouvements évangéliques.»
C’est cette seconde définition qui tend à s’imposer aujourd’hui, en rupture avec les Eglises réformées. Le mot protestant tend, lui-même, à évoluer puisque si pour les réformés il désigne l’ensemble des Eglises issues de la réforme, au sein des milieux évangéliques, «protestant» est parfois compris comme synonyme de «réformé».
Reste que le monde évangélique forme un «ensemble un peu hétéroclite», écrit Jean Decorvet, directeur de l’institut biblique et missionnaire Emmaüs à Saint-Légier. Il propose de le définir par quatre dénominateurs communs qui sont «la conversion comprise comme une rencontre personnelle avec Dieu à l’initiative de Dieu lui-même; la Bible comprise comme Parole de Dieu entièrement digne de confiance et suprême autorité sur toutes les questions de foi et de vie; la croix, ou la conviction que le sacrifice expiatoire du Christ est l’unique fondement, pleinement suffisant, pour notre rédemption; et l’action, ou, plus précisément, le désir de communiquer sa foi par l’évangélisation et la mission.»
Pour Jean Decorvet, «Durant le XVIIe siècle, le rationalisme des Lumières s’est progressivement introduit dans les Eglises en favorisant une théologie naturelle et une morale humaniste. La confiance que l’homme des Lumières mettait dans la raison humaine a permis l’émergence d’une théologie soumise au contrôle rationnel, une théologie critique et parfois même exempte de mystère et de révélation. Dès les années 1730, une réaction forte à ce rationalisme religieux se dessine, essentiellement dans les pays anglo-saxons, pour favoriser la dimension revivaliste de la foi contre le formalisme des Eglises traditionnelles.»
Pour Jean-Michel Sordet, cela résulte en une «lecture littérale de la Bible et en une identification personnelle forte. “Ce que je vois dans la Bible est une parole de Dieu pour moi aujourd’hui”, y compris lorsqu’il s’agit de versets isolés. Alors que pour des réformés ou des luthériens par exemple, il faut se livrer à un travail d’interprétation et de contextualisation.»
Les évangéliques se démarquent également par une morale plutôt conservatrice et une structure ecclésiale congrégationaliste: les décisions se prennent au niveau de la communauté locale.
Le sociologue des religions Philippe Gonzalez, note pour sa part, une influence importante sur les mouvements évangéliques d’un courant né aux Etats-Unis au début du XXe siècle. «On a alors assisté à un clash intra-protestant face aux craintes induites par la libéralisation des mœurs. Une partie des croyants craignaient alors que leurs enfants quittent le protestantisme. Sur la côte ouest, où les mouvements religieux avaient particulièrement perdu de leur influence on a assisté à une forme de ghettoïsation des chrétiens et au développement d’une eschatologie (discours sur la fin des temps) particulièrement pessimiste.» Un discours qui trouve un terreau favorable dans l’Europe de l’après-guerre, dans un contexte de guerre froide. Une influence qui apparaît également lorsque l’on se rend dans une librairie évangélique et que l’on constate la proportion d’ouvrages traduits de l’anglais.
Aujourd’hui la majorité des personnes qui se reconnaissent comme évangéliques appartiennent aux mouvements charismatiques, qui mettent en avant une expérience forte de l’Esprit-saint: mains levée durant le culte et parler en langue (suite de syllabes incompréhensibles vécue par le croyant comme une prière produite par l’Esprit au travers de lui). Pour Philippe Gonzalez, cet attrait s’explique: «la pratique charismatique comble le vide de la prise en charge du corps qui existe dans le protestantisme.»