Un jeu au point d’orgue
Deux pieds emballés dans de courtes socquettes grises cabriolent sur le pédalier. Sur le haut de la console, les mains ne sont pas en reste: dix doigts jonglent entre trois claviers avec une agilité déconcertante. Sur la tribune du temple réformé de La Tour-de-Peilz, Guy-Baptiste Jaccottet s’arrête net et pousse un bouton de registre. Le bâtiment est plongé dans le silence. Dommage. Avec une malice enfantine dans le regard, il se rechausse, tout en nous invitant à prendre place dans ce qu’il se plaît à nommer son bureau. Et pour cause: à 24 ans et quelques poussières, le Veveysan campe tout le jour dans l’édifice de pierre. Depuis deux ans, il est l’heureux titulaire des orgues du lieu. Ses concerts, ses cours, les cultes, c’est ici qu’il les prépare. Il faut dire que ramener du travail à la maison lui est impossible. Autant dire qu’il use le tabouret de l’orgue. «Heureusement que ma copine me rappelle à l’ordre pour que je rentre le soir», plaisante-t-il.
Son officine en rendrait jaloux plus d’un. «Ça pousse à l’humilité», lâche-t-il cependant. Si l’orgue ne lui appartient pas, la relation avec ce compagnon, âgé de trente ans, n’en est pas moins affective. «Cet instrument m’a été confié. J’en joue, mais j’en prends aussi soin. Le jour où je partirai, je veux pouvoir transmettre à mon successeur un instrument en meilleur état encore que celui dans lequel je l’ai trouvé.» L’épaisseur des lamelles de bois, leurs vibrations, le souffle de chaque tuyau… Passionné par la facture de cette «œuvre d’art», le musicien la connaît sur le bout des doigts et se fait un devoir d’être à son chevet.
Son travail déborde de la console, tourné vers ceux à qui il fait dos. En effet, Guy-Baptiste Jaccottet assure la composition et l’interprétation de la bande-son de la communauté de fidèles qui se réunit au temple de La-Tour-de-Peilz. Célébration du dimanche matin, bénédiction de mariage ou service funèbre, à chaque fois, c’est un vrai défi. Car si chaque orgue est unique et demande à être apprivoisé, il en va de même pour les personnes qui l’entendent résonner. «Je ne fais pas que jouer des notes. J’accompagne une atmosphère, un message, une liturgie», insiste-t-il. Il cherche à comprendre la dynamique de la paroisse, la place accordée à la musique, la sensibilité théologique prêchée, pour pouvoir adapter son jeu, jouer avec conviction et créer une relation de confiance avec les fidèles.
Alors lorsque la Commune l’engage comme titulaire des orgues de La Tour-de-Peilz, il choisit de devenir membre de la paroisse. Et depuis, comme ses gammes, sa spiritualité évolue au contact de cette vie communautaire. «Le protestantisme, c’est d’abord ma culture. Mais je me sens extrêmement réformé, dans le sens où je suis très attaché au symbolique et à la liturgie», expose-t-il. Son moment préféré le dimanche matin? «La cène. Ici, elle se vit en silence, chacun attend que tout le monde reçoive le pain pour le manger. C’est le seul moment où je suis vraiment au cœur de l’assemblée. Nous sommes tous réunis autour de ce qui nous dépasse, en mettant de côté ce qui nous sépare», confie-t-il.
S’il apprécie le silence, il aime par-dessus tout «faire du bruit et remplir l’espace». Ce touche-à-tout est insatiable. Chaque année, il donne une trentaine de concerts, dont neuf cet été. Et c’est au théâtre Barnabé de Servion, où il est responsable de l’orgue, qu’il peut s’éclater. «C’est une ambiance totalement différente du temple. L’orgue ceinture la salle et je suis au milieu du public. C’est déstabilisant. Mais ils sont au cœur de la machine et je perçois de tout près leurs rires. C’est magique», se réjouit-il. Mais ne lui demandez pas de choisir ce qu’il préfère jouer, Guy-Baptiste Jaccottet vous parlera de son attachement à l’émotion du public, au lieu et à l’instrument pour lesquels il s’investit jusqu’au bout des doigts.
Finalement, il l’avoue: c’est dans l’improvisation qu’il s’épanouit le plus. Avec l’Orgue du Marché, les badauds profitent de trente minutes d’orgue le deuxième samedi du mois, au temple de La Tour-de-Peilz. Il y accompagne aussi les projections de classiques du cinéma muet. «Ouvrir ces portes permet à un large public d’avoir accès à un instrument qui a perdu sa vocation populaire», observe-t-il. Attaché à la tradition, le jeune organiste souffle avec lui un vent nouveau sur le répertoire. À l’image des dix mouvements de son Carnaval des Zoorganistes, composé pour les musiciens en herbe, qui sont aujourd’hui monnaie courante. Actuellement professeur d’orgue au Conservatoire de Montreux-Vevey-Riviera, Guy-Baptiste Jaccottet intègrera celui de Lausanne dès le mois d’août, avec déjà dix élèves sous sa coupe.
«Le déclic passe par la confrontation à l’instrument, il faut donc le rendre plus accessible.» Lui, le déclic, il l’a eu à 13 ans, alors qu’il accompagnait un concert d’orgue à la flûte à bec. Il mène alors de front des études de musique et de théâtre, avant de faire le choix de sa vie. Aujourd’hui, il poursuit un deuxième master. «Je vis de ma passion. C’est une chance incroyable, mais cela demande un immense travail dont la seule limite reste moi-même.» Sans oublier les compétences. Si tout le monde peut jouer de l’orgue, assure-t-il, il faut une capacité de conceptualisation à transformer en réflexe: «C’est une machine qui n’a rien d’instinctif.» Il rejoint la console et nous montre. Debout, il parcourt le clavier, tire les boutons de registres, appuie sur les pédales. Un accord, puis l’autre: «Lorsque j’entends ça, je n’ai plus de mot.»
Passé, présent, futur
C’était mieux avant?
Peut-être. Mais ça ne signifie pas que ce ne sera pas mieux après. Nous avons besoin d’être convaincus que nous pouvons faire mieux, progresser et nous en donner les moyens. Mais à la différence des générations précédentes, lorsque je me projette dans l’avenir, je suis inquiet, notamment s’agissant des questions climatiques. Pour autant, je refuse de me résigner.
Une bonne raison de vivre dans le moment présent?
Ne me demandez pas de choisir. En tant que professeur, en tout cas, je suis continuellement ramené à l’instant présent: parce que les enfants ne sont nulle part ailleurs et nous nous devons d’y être avec eux.
Un rêve pour l’avenir?
La démocratisation réelle de la culture. Il ne s’agit pas d’amener tout le monde à la culture, mais plutôt de parvenir à ce que la culture soit aimée. La culture doit se repenser en fonction des besoins des gens et de leur plaisir, pour leur permettre d’avancer. Pour ce faire, il faut aussi des moyens et des conditions décentes de travail. Or aujourd’hui, la culture dépend essentiellement des subventions.