Péril sur la mémoire de l’Holocauste en Israël
Il veut déporter les Palestiniens et déchoir les Arabes israéliens de leurs droits politiques. Sous son commandement, un Palestinien a été battu à mort. Le 1er janvier 2021, Effi Eitam deviendra le directeur de l’institut international pour la mémoire de la Shoah, le Mémorial Yad Vashem à Jérusalem. Le général et leader de la droite religieuse a en effet été désigné par le Premier ministre Benjamin Netanyahou pour remplacer Avner Shalev, qui part à la retraite après vingt-sept ans d’activité.
La décision a été prise au mois d’août sur proposition du ministre de l’Éducation supérieure Zeev Elkin, sans consulter personne ni envisager d’autre candidat, contrairement à la pratique habituelle. «Effi Eitam est un combattant plein de bravoure. Il a reçu une médaille pour son courage dans les batailles de la Guerre de Kippour en 1973. Or Yad Vashem, c’est aussi l’héroïsme, celui d’essayer de prévenir un autre génocide contre les juifs», défend Uri Cohen, chargé de cours à l’Université de Tel Aviv.
Mais le monde des historiens, institutions et survivants de la Shoah ne l’entendent pas ainsi. Horrifiés, quelques 750 d’entre eux ont adressé la semaine dernière une pétition à Netanyahou pour dénoncer une «honte» et une «humiliation» pour Yad Vashem. «Cette institution symbolise la lutte pour la dignité et les valeurs humanistes à laquelle sont attachés tous les rescapés, dont mon père et ma mère – et il devrait être dirigé par un fasciste?» s’étrangle l’historienne Hanna Yablonka. La crédibilité du Mémorial qui compte des chercheurs d’envergure mondiale est par ailleurs mise en péril, dit-elle, par l’absence d’intérêt du général pour la Shoah. «Il n’a jamais étudié ou travaillé sur la destruction des juifs en Europe et n’a aucun vécu familial qui le sensibilise un tant soit peu à ces crimes. Un de ces quatre, Joe Biden passera par Yad Vashem comme le veut le protocole imposé à tous les chefs d’État en visite. Qu’est-ce qu’Eitam va bien pouvoir lui raconter?» s’interroge Colette Avital, ancienne ambassadrice israélienne aux États-Unis et directrice du Centre pour les rescapés d’Israël.
Si ce choix suscite une telle polémique, c’est qu’il révèle plusieurs faits dérangeants, outre le fait que la Shoah s’est transformée en objet politique comme un autre en Israël. «Cette désignation répond à une stratégie électorale. Le rival de Benjamin Netanyahou, Neftali Bennett, a la cote auprès de l’électorat religieux sioniste. Choisir Eitam qui représente le parti Foyer juif au Parlement assure à Netanyahou de regagner ces voix dont il a besoin», affirme Colette Avital.
Désigner un ultra-nationaliste à la tête de Yad Vashem, c’est «faire primer le caractère particulier de la Shoah sur sa dimension universelle. Alors que l’Holocauste a toujours porté un double message: c’est l’humain lui-même qui a été atteint et, en même temps, cet événement est unique, exceptionnel dans son intention, soit d’anéantir toute trace juive sur terre», explique l’ancienne ambassadrice. Or ces trente dernières années, «la Shoah est devenue la composante principale de notre identité nationale, au détriment du sionisme. C’est un désastre. D’abord parce que huitante ans après, notre situation n’a plus rien à voir, et aussi parce que ce narratif nous enferme dans un ghetto mental. Je ne supporte plus la rhétorique développée par Netanyahou qui fait des Israéliens des victimes perpétuelles», déplore l’historienne Hanna Yablonka. Elle date les débuts de cette anxiété aux guerres de 1967 et 1973, lorsqu’attaqué par plusieurs pays arabes, puis défait lors de Kippour, Israël a renoué avec sa judéité en comprenant la fragilité de son existence.
L’affaire Eitam en dit beaucoup également sur la relation complexe entre les rescapés de l’Holocauste et l’État hébreu. «Nous n’avons été consultés à aucun moment. Et les ministres à qui nous avons écrit avec quelque 50 organisations de rescapés n’ont même pas daigné accuser réception. Des survivants nonagénaires ont manifesté pour la première fois de leur vie devant les ministères, mais personne ne les a entendus», affirme Colette Avital. L’ancienne ambassadrice estime que c’est là le signe «de l’hypocrisie souvent observée en Israël envers les survivants. Tout le monde évoque la Shoah à tout bout de champ, mais il y a un certain mépris pour le sort des victimes. Par exemple, il a fallu attendre 2007 pour qu’Israël assume pleinement ses responsabilités envers eux, alors qu’il s’était engagé à les prendre en charge en 1952, au moment de la signature du traité de compensation avec l’Allemagne», raconte-t-elle.
Enfin, le choix d’Effi Eitam fragilise encore plus les relations entre Israël et la diaspora juive. Elles sont déjà compliquées du fait que de nombreux juifs, notamment en Europe et aux Etats-Unis, ne se reconnaissent pas dans la tournure orthodoxe et de droite prise par le nenement israélien ces dernières années. Refuser d’entendre les doléances des associations et communautés qui, un peu partout, ont écrit pour protester, pourrait mettre en péril l’avenir de Yad Vashem. «De nombreux donateurs ont annoncé qu’ils ne verseraient plus un centime si Effi Eitam dirige le Mémorial. Sans compter toutes les institutions qui ont averti qu’elles mettraient fin à toute collaboration», s’alarme la professeure Hanna Yablonka.
Le gouvernement doit maintenant voter, et tous les regards sont tournés vers Benny Gantz. Rival de Benjamin Netanyahou, il dirige le deuxième parti le plus important du Parlement israélien, Bleu Blanc, et a annoncé qu’il s’opposerait à la nomination d’Effi Eitam. Une décision dont dépend l’avenir de Yad Vashem et le souvenir même de l’Holocauste en Israël.