Il y a 500 ans, l’Angleterre connaissait un premier Brexit
Les peuples insulaires ont certainement une propension à se sentir à la fois uniques et «protégés» par les étendues d’eau qui les entourent. Les habitants de la blanche Albion ont toujours regardé avec un brin de suspicion et d’inquiétude, du haut des falaises de Douvres, l’immense continent eurasien distant seulement d’une trentaine de kilomètres. Masse de terres sans limite, où guettent le désordre social et les invasions barbares.
Malgré les intenses liens que les Britanniques ont tissé au cours de l’histoire avec l’Europe continentale, divers épisodes ont consolidé leur mentalité du «My Way». L’un des faits les plus marquants appartient à l’histoire religieuse. Il raconte la rupture de l’Église d’Angleterre avec une Église romaine dominant l’Europe occidentale.
Au centre des événements, un seul homme: Henri Tudor, dit Henri VIII, fils d’Henri VII et d’Elisabeth York. Les historiens soulignent la personnalité «particulière» du souverain anglais, à l’instar de celle que l’on prête à Boris Johnson, un autre «Brexiteur» célèbre. Mais alors que l’actuel Premier ministre britannique s’en tient à l’innocent, bien qu’étrange, hobby de peindre des bus sur des boîtes, l’un des passe-temps favori d’Henri VIII était de faire exécuter les personnes faisant de l’ombre à son pouvoir.
On dénombre parmi ses victimes deux de ses conquêtes amoureuses, une autre passion du monarque. L’historien français Philippe Erlanger décrit sobrement le roi comme «lâche, envieux, capricieux, colérique, mégalomane et assassin». Ces traits de caractère, dont certains chercheurs assurent qu’ils résultent de plusieurs coups à la tête que le souverain aurait reçus au cours de sa vie, façonneront l’histoire de l’Europe. Il est sûr, en tout cas, qu’Henri VIII gouverna l’Angleterre de façon plutôt cavalière et en se préoccupant surtout de ses propres intérêts.
C’est dans le domaine marital qu’Henri VIII a connu ses principaux atermoiements. En 1509, il épouse Catherine d’Aragon, fille de Ferdinand II, roi d’Aragon et d’Isabelle Ire, reine de Castille. Catherine reste son épouse pendant un peu plus de vingt-trois ans. Mais ils n’atteignent pas leurs noces d’argent. Catherine ne donne en effet naissance qu’à un enfant viable, une fille, Marie. Elle deviendra par la suite reine d’Angleterre et sera affublée du charmant surnom de «Bloody Mary» (Marie la sanglante). À son épouse espagnole, il finit par préférer Anne Boleyn, qui a intégrée la cour royale en 1522.
Si Henri VIII voudrait bien la prendre pour femme, il fait face aux «pointilleuses» contraintes de l’Église catholique sur le mariage. Il cherche donc à obtenir du pape Clément VII l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon. Mais le souverain, c’est là un moindre de ses défauts, est impatient. Trouvant que Rome met trop de temps à se prononcer, il nomme primat d’Angleterre un prélat qui lui est entièrement dévoué: Thomas Cranmer.
Comme prévu, en 1533, celui-ci bénit le mariage du roi avec Anne Boleyn et déclare nulle sa première union. Cranmer se transformera plus tard en «serial divorcer», puisqu’il permettra au souverain d’épouser cinq femmes successivement, dont deux finiront sur l’échafaud, notamment Anne Boleyn.
Mais le pape ne l’entend pas de cette oreille. En 1534, il déclare invalide ce deuxième mariage et excommunie le roi. Ce dernier réagit en bon souverain mégalomane en se faisant déclarer chef suprême de l’Église d’Angleterre, qui sera plus connue sous le nom d’Église anglicane à partir du XIXe siècle. La nouvelle provoque la rupture avec Rome, et par extension, avec le reste du continent européen.
En Angleterre, Cranmer et Henri VIII promeuvent à leur façon la nouvelle Église autonome en laissant le choix aux sujets de reconnaître par serment son autorité ou de finir au bout d’une corde. Le clergé séculier anglais, déjà habitué au catholicisme d’État et peu favorable à Rome, se rallie dans sa grande majorité au nouvel ordre. Dans les ordres monastiques, la résistance est par contre beaucoup plus forte. Henri fait alors fermer tous les couvents, saisir leurs biens et frapper de peines sévères les religieux insoumis.
Cet acharnement anti-catholique accentue l’isolement de l’Angleterre face aux grandes puissances européennes restées fidèles à Rome.
Soudainement, le canal de la Manche semble s’être élargi, et les mentalités commencent à changer. «Le pays, largement isolé, prend conscience de son originalité autant que des menaces, et du besoin pressant de préserver son indépendance, explique Jean-Pierre Moreau, dans son ouvrage Le schisme d’Henri VIII (2004). D’où un renforcement du sentiment national qui va s’affirmer au cours des siècles au point d’expliquer nombre de caractéristiques de l’Angleterre moderne».
Cet esprit s’est pleinement incarné dans la doctrine du «splendide isolement» (Splendid Isolation). Elle renvoyait à une politique étrangère mise en place par le Royaume-Uni à la fin du XIXe siècle, sous les gouvernements conservateurs des Premiers ministres Benjamin Disraeli et Le marquis de Salisbury. L’expression est utilisée pour la première fois par un homme politique canadien, George Eulas Foster, pour faire l’éloge de la position britannique consistant à se tenir à l’écart des affaires européennes.
Par la suite, ce sont surtout les événements politiques et militaires qui vont nourrir le mouvement isolationniste anglais. «Dans l’Angleterre du XVIIe siècle, il existait déjà un sentiment de supériorité par rapport au reste du continent», note ainsi Ronald G. Asch, chercheur en histoire britannique à l’Université de Fribourg en Brisgau. Une impression encore renforcée par la victoire de Trafalgar, en 1805, qui confirme la domination britannique sur les mers et permet l’expansion de l’empire. Il deviendra, à son apogée, le plus grand que le monde ait connu.
Les deux conflits mondiaux ont également joué un rôle important dans le développement, chez les Britanniques, de leur sens du particularisme. «Il y a le souvenir d’avoir été, entre le 22 juin 1940 (signature de l’armistice par la France) et le 22 juin 1941 (invasion de l’Union soviétique), le seul pays à résister à l’empire hitlérien, souligne Laurent Warlouzet, professeur d’histoire à Sorbonne Université. Cet isolement héroïque a sans aucun doute renforcé le sentiment britannique d’insularité.»
De plus, à la différence des Français et des Italiens, les Britanniques avaient une grande confiance en leur propre État, remarque Laurent Warlouzet. De ce fait, ils étaient peu disposés à participer à des institutions supranationales, dotées de pouvoirs propres. Il existe, ainsi, selon l’historien, chez les Britanniques, une méfiance envers les institutions supranationales susceptibles de menacer la démocratie parlementaire nationale, ainsi qu’une «volonté de préserver leur propre modèle économique et social, jugé plus efficace que celui du reste de l’Europe». Les Britanniques se sentiraient-ils donc plus James Bond que Mr Bean?
Cinq cents ans après la rupture entre l’Église romaine et l’Église d’Angleterre, le conflit confessionnel n’a plus lieu d’être et les deux institutions se sont sensiblement rapprochées. Les querelles entre l’île et le continent se sont déplacées vers les sphères politiques et sociales. Mais si les Britanniques ont largement mis fin à leur isolement, le Brexit montre que le fantôme d’Henri VIII hante encore les rues de Londres.