Inde: le show nationaliste de Modi s’éternise
«Aucun parti n’a pu tromper l’Inde sous le voile du sécularisme», a déclaré le premier ministre indien Narendra Modi, le 23 mai au soir de sa victoire écrasante aux élections législatives. Les partisans du Bharatiya Janata Party (BJP) ou parti indien du peuple jubilaient aux cris de «vive Ram (une des divinités majeures du panthéon hindou), vive Modi» en agitant des drapeaux safrans.
Avec 303 sièges à la chambre basse du Parlement pour le seul BJP, le premier ministre depuis 2014 inflige un sérieux camouflet à ses principaux opposants du parti du Congrès. Avec ces résultats, Narendra Modi devient le seul premier ministre à remporter deux mandats consécutifs à la majorité absolue depuis 1984. «Le nationalisme hindou s’installe», écrit une chroniqueuse. Les membres des minorités chrétiennes, musulmanes et athées sont sous tension.
Comment celui qui se présente comme le fils d’un vendeur de thé est-il parvenu à la fonction suprême de la démocratie aux 900 millions d’électeurs? Et surtout, comment a-t-il réussi à se faire réélire malgré le plus haut niveau de chômage en quarante-cinq ans, une croissance qui se tasse, une agriculture en crise et quinze villes indiennes figurant parmi les vingt villes les plus polluées du monde? Les élections de 2019 ont été un référendum pour ou contre Narendra Modi, observent les politologues indiens. «Le premier ministre n’a fait campagne que sur sa personne», note Prathmesh Patil, journaliste politique et société installé à Pune, dans la Maharashtra.
Celui qui se présentait comme un réformateur en 2014 s’est davantage mis en scène en protecteur de la nation. Il a notamment répliqué le 26 février par des frappes aériennes «chirurgicales» contre un camp d’entraînement de l’organisation armée islamiste Jaish-e-Mohammed, à Balakot dans le nord-est du Pakistan, en représailles de l’attentat de Pulwama qui avait causé la mort de quarante-six soldats indiens au Cachemire. L’incursion indienne a réveillé de vives tensions avec le Pakistan, «mais Narendra Modi en a profité pour peaufiner son image de dirigeant courageux, prêt à prendre des risques pour défendre son pays», observe Prathmesh Patil.
«Les idées dites progressistes ou modernes comme la laïcité ont été considérées comme anti-hindoues et pro-minorités pendant la campagne électorale», déclare le journaliste. Se présentant en autodidacte, à l’opposé des dynasties familiales comme celle de la famille Nehru-Gandhi, Narendra Modi a profité de l’élitisme du parti du Congrès, qui s’est progressivement éloigné du peuple. Selon le journaliste, le dirigeant populiste a bénéficié de la division des autres partis et d’un discours anti-élites: «Proche des milieux d’affaires, il se présente paradoxalement comme anti-establishment.»
Réputé pro-business, le premier ministre est parfois imprévisible. Hasard du calendrier ou choix délibéré, c’est au soir des élections présidentielles américaines, le 8 novembre 2016, que Narendra Modi lançait une campagne de démonétisation, censée éradiquer l’argent illicite dans le pays.
Un fiasco, de l’aveu même de la Banque centrale indienne. «Cette démonétisation a seulement provoqué le krach de la petite industrie et une hausse fulgurante du chômage», assure Prathmesh Patil. «Ces récentes élections prouvent que les chiffres n’ont plus aucune importance, le bilan économique non plus. Ce qui compte désormais pour les électeurs c’est l’image, le sentiment.»
Cette image, Narendra Modi la soigne aussi bien que sa barbe blanche et sa tenue vestimentaire, le plus souvent traditionnelle indienne, avec kurta et veste sans manche façon Nehru. Né en 1950 dans une famille modeste de l’État du Gujarat, le jeune Narendra Modi, rempli d’idéaux patriotiques, s’engage enfant comme bénévole dans les milices paramilitaires hindoues du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) ou «organisation patriotique nationale» prônant une conception raciale du peuple indien.
Jeune adulte, il vagabonde pendant deux ans d’ashrams en ashrams pratiquant la Sannyasa, une forme d’ascèse, marquée par le renoncement aux désirs et aux préjugés matériels. Après la guerre indo-pakistanaise de 1971, Narendra Modi s’engage en tant que travailleur à temps plein au sein du RSS. C’est là qu’il démarre sa carrière politique, affecté par le RSS au BJP en 1985. Son ascension l’amène en 2014 à la plus haute fonction de l’État, après quatre mandats de ministre en chef du Gujarat.
Le parcours hors norme de Narendra Modi, digne d’un film, a justement inspiré le long-métrage «PM Narendra Modi» sorti le 24 mai, qui présente le chef d’État comme un héros au service de la nation. «Dans son biopic, le réalisateur montre un Modi pacificateur, alors que c’est faux», assure Prathmesh Patil.
En effet, l’hommage version Bollywood omet le rôle très trouble joué par le BJP et le gouvernement du Gujarat dirigé par Modi dans les violences contre les musulmans en 2002 qui avaient fait entre 800 et 2000 morts. Filmés en caméra cachée par un journaliste d’investigation en 2007, deux responsables du Bajrang Dal - une organisation militante hindoue affiliée au RSS - impliqués dans les massacres avaient révélé avoir été couverts et soutenus par Narendra Modi, rapporte le politologue Christophe Jaffrelot dans son dernier ouvrage L’Inde de Modi: national-populisme et démocratie ethnique (éd. Fayard).
Les réseaux sociaux, notamment via les groupes privés WhatsApp très répandus en Inde, ont joué un grand rôle dans la victoire de l’ancien leader RSS. Et Prathmesh Patil de dénoncer: «Toute une propagande a été diffusée disant que l’identité hindoue est menacée, s’alarmant du poids démographique des musulmans et dénonçant les chrétiens comme voulant absolument convertir et détourner le peuple des valeurs indiennes. Leurs religions sont pointées du doigt comme anti-patriotiques.»