En souvenir des morts, les dernières volontés des vivants

En souvenir des morts, les dernières volontés des vivants

Si le calendrier catholique réserve un jour spécifique dans l'année pour honorer de manière collective la mémoire des proches disparus et fleurir leurs tombes, les pratiques se révèlent aujourd’hui davantage individualisées.

Pour la deuxième année consécutive, la classe de la petite Mara (prénom d’emprunt) se réunit sur sa tombe et la décore de cailloux peints, haut en couleurs. La date n’est pas fixe, mais se rapproche toujours de celle du décès de la petite écolière. Le rituel, initié par la maîtresse, s’inspire d’une coutume juive, invitant le visiteur à déposer une pierre sur la sépulture pour indiquer que celle-ci a été visitée.

Dans la tradition catholique, un jour de l’année est dédié au souvenir des disparus: le 2 novembre, soit le lendemain de la Toussaint. Il est alors coutume de se rendre au cimetière pour fleurir la tombe de ses défunts. Un usage qui tend à se perdre aujourd’hui, selon Aurélie Jung, sociologue à la Haute Ecole de travail social et de la santé de Lausanne: «Le cimetière n’est plus forcément le lieu où l’on se recueille le plus.» Et pour cause: «Il y a moins de tombes individualisées, car nombreuses sont les personnes qui émettent désormais le désir que leurs cendres soient déposées au jardin du souvenir ou dispersées dans la nature.»

«Les montagnes, comme le Cervin, et le Léman sont devenus des sites privilégiés pour la dispersion des cendres», précise le socio-anthropologue Martin Julier-Costes. «Se rendre sur ces lieux devient alors une manière de se recueillir.» Dans le même esprit, le concept des forêts-cimetières invite les endeuillés à une promenade dans les bois plutôt qu’entre les rangées de pierres tombales. Déjà bien installé en Suisse alémanique, il commence à s’implanter de ce côté-ci de la Sarine: à Bienne, Fribourg et bientôt Lausanne.

Sur-mesure

Ce spécialiste des rites funéraires ne croit cependant pas à la fin des cimetières: «Ces lieux ont été créés pour donner une place aux morts. Précisément pour qu’ils ne prennent pas toute la place et permettent ainsi aux vivants de continuer à vivre.» A l’instar de ces derniers qui délimitent dans l’espace la place accordée aux disparus, le calendrier catholique leur dédie une journée spécifique. Bien qu’athée, le psychiatre Jean-Claude Métraux estime qu’il est précieux d’avoir ce temps «pour se rappeler collectivement que la mort existe et que nous ne sommes pas immortels».

Pour autant, «les pratiques autour du souvenir ne sont plus forcément ancrées dans le carcan religieux, mais personnalisées en fonction des dates des familles – de décès ou d’anniversaire», observe Aurélie Jung. «De même que l’on personnalise de plus en plus les enterrements en fonction de l’individu qui est décédé, on singularise également sa commémoration.» Elle cite en exemple le cas de cette jeune femme qui avait perdu son papa, photographe amateur: «Elle a récupéré son vieil appareil et a appris à s’en servir. Depuis, sa façon d’être en lien avec son père, c’est de sortir prendre des photos.»

Si fleurir les tombes n’a plus la cote, d’autres classiques se sont cependant imposés. «On va faire cette balade qu’on faisait alors avec grand-papa, ou on va manger ce plat qu’aimait particulièrement maman», étaye Aurélie Jung. «Le port de bijoux ou d’habits qui appartenaient au défunt revient également très souvent dans les témoignages recueillis.» Et de souligner qu’«on n’a pas besoin de rentrer dans de l’extraordinaire. Ce qui compte c’est de trouver des choses qui fassent sens pour les personnes qui restent».

«On assiste à une intimisation de la mort», exprime Martin Julier-Costes. «C’est-à-dire que l’on valorise le ressenti personnel des individus que nous sommes en nous disant: "Trouve ta propre voie, tes propres ressources, ta propre trajectoire face à cette perte qui te bouleverse".» Or, rappelle-t-il, «dans des sociétés plus traditionnelles et certaines communautés religieuses encore aujourd’hui, il revient au groupe de porter la personne en balisant son expérience du deuil, en lui disant quoi faire et quand, à l’instar du port du deuil qui a longtemps été obligatoire pour les veuves.»

Professionnalisation ou merchandising

Pour autant, les endeuillés ne sont pas laissés sans repères. «Des entrepreneurs et des collectifs réfléchissent à renouveler les manières de se souvenir, notamment en puisant dans d’autres cultures, comme le téléphone du vent», souligne le socio-anthropologue. Aurélie Jung pointe également l’offre actuelle en matière d’accompagnement: «Souvent, les endeuillés ont un entourage très enclin à les écouter pendant quelques mois, puis il se fatigue, il a l’impression que la personne en deuil n’avance pas. A un moment donné, ces derniers vont alors se tourner vers des professionnels ou des associations pour les soutenir, s’ils en ressentent le besoin.»

Ces dernières années, différentes pratiques individuelles «qui existaient déjà au sein des familles, comme les boîtes à souvenir, les courrier post-mortem ou encore les carnets de deuil, ont ainsi été mises sur le devant de la scène par différents professionnels du développement personnel, offre parfois marchandisées», rapporte-t-elle. Pour autant, les usages restent très personnels: «Certaines boîtes à souvenir seront rangées à la cave et n’en ressortiront jamais. D’autres seront placées dans le lieu de vie et rouvertes régulièrement, devenant des supports de la mémoire familiale, comme les photos.»

Le souvenir de la personne que l’on a perdue comme une semence que l’on plante régulièrement dans la terre du présent pour se créer un avenir
Jean-Claude Métraux, psychiatre

Du point de vue du psychiatre, «on peut faire des rituels de toutes sortes, mais la question est de savoir si on peut faire un rituel dans lequel une collectivité, plus ou moins large, est impliquée. Si celle-ci se réduit au père et à la sœur, ce n’est pas suffisant.» Pour beaucoup, «Internet est devenu le lieu où l’on peut afficher socialement son deuil», observe Martin Julier-Costes. «On s’adresse des messages entre survivants, mais aussi à l’endroit du défunt.»

«De tout temps, es rituels liés à la mort répondent à des besoins psychologiques, le premier étant de prendre acte de l’irréversibilité de la mort de la personne, du fait qu’elle ne fait plus partie de la communauté des vivants», souligne le psychiatre Jean-Claude Métraux. Celui-ci aime d’ailleurs à se représenter «le souvenir de la personne que l’on a perdue comme une semence que l’on plante régulièrement dans la terre du présent pour se créer un avenir».