Soupçons d’abus: une dette épongée en faveur du secret
Cent mille francs. Tel est, selon nos informations, le montant de la créance que l’Etat de Vaud a renoncé à percevoir, au début des années 2000, en concertation avec l’Eglise évangélique réformée vaudoise (EERV), soit l’Eglise protestante officielle du canton de Vaud. Pourquoi un tel arrangement financier? Tout porte à croire qu’il s’explique par une affaire de mœurs survenue quelques années auparavant entre un professeur de la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne (Unil), connu pour ses ouvrages de vulgarisation, et une de ses étudiantes, Sylvie*. On en ignore les contours exacts, mais le théologien Pierre Gisel, ancien doyen de la faculté, précise que «dans cette relation intime, l’étudiante évoque au minimum quelque chose de violent».
En l’absence de dépôt de plainte, la justice ne s’est pas penchée sur ce cas allégué de violence sexuelle. Pour sa part, l’Unil n’a jamais donné suite à sa plainte auprès du rectorat, d’après Sylvie qui ne veut pas en dire davantage. En tout état de cause, l’ancien professeur bénéficie naturellement de la présomption d’innocence sur l’ensemble des allégations.
Cette histoire éclate à la suite de la décision controversée, prise le 11 juin dernier, par les Églises réformées suisses de renoncer, dans l’immédiat, à toute enquête sur d’éventuels abus commis en leur sein. Ceci après que les révélations sur les cas d’abus commis dans l’Eglise protestante d’Allemagne ont choqué, y compris en Suisse.
«Je suis écœuré par cette décision. Il faut maintenant que cette affaire soit rendue publique», explique une source qui souhaite rester anonyme. Amèrement, elle pointe le fait que «ce théologien, retraité depuis plus d’une dizaine d’années, est encore régulièrement sur le devant de la scène», entre conférences, publications et apparitions médiatiques.
Après plusieurs semaines d’enquête et environ 80 interviews, Protestinfo a obtenu un document interne à l’Eglise attestant de cet arrangement financier. Fourni par l’actuel Conseil synodal de l’EERV, son organe exécutif, il s’agit d’un procès-verbal daté du 3 septembre 2001. Il fait succinctement état d’une rencontre ayant eu lieu quatre jours plus tôt entre une «délégation du Conseil synodal et Claude Ruey», alors conseiller d’Etat chargé des institutions. En gras y figure la mention de la «renonciation de l’Etat de demander un remboursement» à celui que nous surnommons Henri*, «sur la base de motifs juridiques». Or Henri est l’époux de Sylvie et cet abandon de créance est lié à ce qu’elle a vécu.
Pour comprendre cette affaire, il faut remonter au printemps 1997. Étudiante en théologie, Sylvie informe le service de médiation de l’Unil d’une agression sexuelle dont elle aurait été victime de la part d’un de ses professeurs, au premier semestre 1995. Un fait que confirme l’ancien professeur de théologie, Pierre Gisel: «Au moment de ma nomination en tant que doyen, à l’été 1997, mon prédécesseur Denis Müller m’annonce qu’une plainte a été déposée auprès du rectorat et me fait part de sa préoccupation.»
A l’époque, l’Unil dispose d’un service de médiation créé en 1995 afin de lutter contre le «harcèlement sexuel». «En raison de l’existence de ce service ad hoc, nous décidons de laisser l’institution prendre les choses en main», poursuit Pierre Gisel.
Le dossier semble pourtant rester lettre morte. «Selon nos recherches, la fonction de médiatrice est restée vacante entre février 1996 et octobre 1997», explique Géraldine Falbriard, actuelle responsable de la communication de l’Unil. Aucun autre détail ne sera donné, l’université se retranchant derrière «la loi sur la protection des données personnelles».
Interpellé sur cette agression sexuelle présumée, le professeur se défend : «Une plainte a été déposée (auprès du rectorat, ndlr.) il y a 26 ans. Une enquête a eu lieu, elle a abouti au classement sans suite de la plainte. Aucun reproche, aucune accusation n’ont été formulés à mon égard.»
Une information que dément Sylvie, affirmant qu’il n’y a eu aucune enquête interne sur les faits qu’elle a dénoncés, en s’abstenant de nommer le professeur en question par crainte de représailles. Elle n’en a pas moins demandé, par écrit, à ne plus suivre de cours ou passer d’examens avec ce dernier, ce qui a été accepté «sans discussion».
Cette affaire aurait pu en rester là. Mais elle rebondit d’une manière inattendue et c’est ce qui permet aujourd’hui de la révéler. En 1998, l’époux de Sylvie, Henri, vient de terminer ses études de théologie et a une dette envers l’Etat. De 100 000 francs. Il est censé rembourser ce montant que lui a accordé l’Etat dans le cadre d’une formation accélérée au pastorat, communément appelée le «cours spécial».
Ce cursus de trois ans, alors proposé par la Faculté de théologie, visait à faciliter l’accès au métier de pasteur pour les candidats «déjà porteurs d’une licence ou d’un titre universitaire équivalent», selon un arrêté du Conseil d’Etat vaudois de 1985. Il revenait cependant à une commission de l’EERV de sélectionner les candidats retenus pour cette formule, étant donné qu’il s’agissait de former les nouveaux pasteurs de l’Eglise réformée.
Dans ce cas, l’étudiant théologien est salarié par l’Etat pendant sa formation sous forme de «mensualités de base de 2500 fr» auxquelles s’ajoute un complément de «500 fr par personne à charge, y compris le conjoint sans activité lucrative». Le bénéficiaire n’est pas tenu de rembourser cette somme «aussi longtemps» qu’il «exerce le ministère dans l’EERV», ou s’il peut se prévaloir de dix années de fonction, précise encore le document.
Mais lorsqu’il apprend ce que son épouse a vécu avec leur professeur commun, Henri adresse un courrier au président de l’EERV Daniel Schmutz, aujourd’hui décédé. Contacté, Henri explique y avoir fourni des explications sur la situation et demandé à ne plus être suivi par ce professeur - ce qui lui sera accordé.
Surtout, Henri renonce quelque temps après à s’engager dans le pastorat, ce qui l’oblige en principe à rembourser la somme de 100 000 francs. «Je n’ai jamais réussi à joindre ce Monsieur, que je devais accueillir à l’Eglise pour son stage pastoral», confie Pierre Glardon, alors responsable de la formation dans l’EERV. «La rumeur dit qu’il allait prendre un avocat et révéler l’affaire publiquement s’il était forcé à régler sa dette auprès de l’Etat.» De son côté, Henri nie fermement avoir évoqué une quelconque démarche juridique, mais indique avoir soumis à l’Etat une copie de sa lettre adressée à l’EERV pour expliquer pourquoi il ne paierait pas. Il confirme n’avoir jamais eu à rembourser ce prêt, sans pouvoir donner d’autres explications.
Pour sa part, Pierre Gisel se souvient: «Un conseiller synodal de l’époque m’a affirmé qu’un arrangement avait été trouvé en haut lieu, entre Claude Ruey et Daniel Schmutz, pour effacer cette dette afin que la réputation de l’Eglise ne soit pas entachée.». A l’époque, en effet, «alors que l’Etat et l’Eglise avançaient main dans la main – les pasteurs étant notamment salariés directement par l’Etat –, la Faculté et les Eglises entretenaient des liens beaucoup plus organiques qu’ils ne le sont aujourd’hui», éclaire Jean-Baptiste Lipp, actuel président de la Conférence des Eglises réformées romandes (CER). De surcroît, de par ses travaux qui font souvent autorité, l’ancien professeur de théologie mis en cause est une figure du protestantisme romand et, par ricochet, de ses institutions.
En Eglise circule même une version selon laquelle l’EERV aurait remboursé la dette d’Henri directement à l’Etat dans le but de protéger le théologien. Interrogé sur ce point, l’actuel Conseil synodal ne cache pas sa consternation. Au cours d’un entretien tendu, l’Exécutif a d’abord démenti toute implication financière de l’institution religieuse: «Les procès-verbaux du Conseil synodal de l’époque ne mentionnent aucune décision attestant le versement, par l’EERV à l’Etat ou à la victime, de la somme en question», affirme Philippe Leuba, membre de ce conseil depuis l’an dernier. «D’ailleurs, nous ne comprenons pas sur quelle base celui-ci aurait eu lieu, ce professeur n’étant ni salarié de l’EERV ni soumis à l’autorité de cette dernière.» La présidente Anne Abruzzi ajoute que «toute dépense extrabudgétaire de plus de 90 000 francs est de la compétence du Synode, parlement de l’EERV, et non du Conseil synodal.»
Après plusieurs jours de réflexion, le Conseil synodal se fait plus précis et livre à Protestinfo un document interne daté du 3 septembre 2001. C’est le fameux procès-verbal, cité plus haut, qui précise que l’Etat renonce à sa créance en faveur de Henri «sur la base de motifs juridiques».
L'Eglise n’a-t-elle donc pas joué un rôle dans cette décision, alors que celle-ci a été annoncée, voire prise, lors d’une rencontre entre les représentants de l’Eglise et de l’Etat? «Nous n'en savons pas plus que ce qui est écrit dans ce document», répond Philippe Leuba au nom du Conseil synodal. De son côté, l’ancien conseiller d’Etat Claude Ruey, dit son étonnement, notamment sur la dimension juridique mise en avant: «Jamais je n’aurais accepté de dissimuler un abus. C’est totalement contraire à mon éthique.» «M’aurait-on caché de quoi il s’agissait?», s’interroge-t-il. «Je n’ai aucun souvenir de cette décision, mais je peux imaginer que l'Église m’a fait part du cas d’un homme dont il faudrait effacer la dette pour des raisons humanitaires.»
L’écoulement du temps faisant son office sur les mémoires, les souvenirs sont diffus. Ainsi, Anne-Catherine Vittoz, trésorière du Conseil synodal à l’époque, indique: «Je me souviens vaguement d’une question de remboursement, mais cela a dû se régler très discrètement.» Alors responsable des ministères, Marc-André Freudiger dit avoir «eu vent d’un arrangement. Je ne connais pas les détails mais je savais que c’était en lien avec une dénonciation d’ordre sexuel.»
Pour autant, l’ancien vice-président de l’EERV Henri Chabloz affirme n’avoir «aucun souvenir d’une discussion au sein du Conseil synodal à propos d’un tel arrangement, même si j’ai effectivement entendu des rumeurs sur ce théologien». Aucune connaissance du dossier non plus du côté du conseiller synodal Joël Guy, ni du côté du président Jean-Paul Perrin ou du responsable des ministères Olivier Favrod, tous deux aux affaires au moment du courrier adressé par le mari de Sylvie à l’EERV. Même son de cloche du côté de Claude Cuendet, chancelier et responsable de l’Office de la chancellerie et des finances de l’EERV pendant vingt-trois ans, qui dit n’avoir «aucun souvenir d’un tel arrangement financier ni de l’affaire en soi».
Quant à l’ancien conseiller synodal Antoine Reymond, il ne se prononce pas, ayant «pour habitude de ne jamais commenter les mandats passés».
A l’Etat, il n’existe plus aucun document concernant Henri, qui a pourtant bénéficié de ces «mensualités» pendant trois ans. «Notre département n’a trouvé aucune trace de cette personne dans nos archives», déclare Jean-Luc Schwaar, actuel directeur des Affaires institutionnelles et des communes. A ce jour, cet arrangement financier conserve donc sa part de mystère.
Contacté, l’ancien professeur déclare que cette histoire lui semble «invraisemblable». «C’est en 2024 que j’ai appris qu’une transaction financière avait eu lieu», explique-t-il sans dire comment il l’a découvert. «A l’époque, je n’ai pas été mis au courant, je n’ai pas été prévenu, je n’ai pas été contacté. Cette opération a eu lieu en dehors de la Faculté. J’en ignore les raisons, et je suis convaincu que si j’en avais été la cause, j’aurais au moins été averti. Ce qui s’est passé là m’échappe complètement, et je n’ai rien à dire à ce sujet.»
Mais les suspicions autour de ce professeur ne s’arrêteront pas là. Au début des années 2010, la présidente de l’EERV Esther Gaillard est alertée par le signalement d’une autre femme, Laurence*. «J’ai été informée de comportements répétés et inappropriés par deux sources différentes (directement de Laurence et d’une personne à qui elle s’était confiée, ndlr.), que j’estime être fiables aujourd’hui encore, explique-t-elle. Selon ces personnes, cet homme profitait de sa position de professeur pour obtenir des faveurs sexuelles auprès d’étudiantes.»
Lors de ses années d’enseignement à la Faculté de théologie, la théologienne Lytta Basset a également entendu des propos incriminant ce professeur: «Il m’a été rapporté des abus et des notes revues à la hausse en échange de relations intimes». Même son de cloche du côté de Pierre Gisel, qui se souvient de «séances de jury général où le professeur modifie in extremis la note d’examen oral d’une étudiante».
Sollicité, l’ancien professeur se dit «scandalisé» par ces accusations qu’il assure découvrir aujourd’hui. Il dément formellement tout abus ou comportement inadéquat dans le cadre de sa fonction. «Je réfute toute accusation de "pressions sexuelles". L’accusation de changer des notes est absurde, un professeur ne peut pas les manipuler à sa guise. Cela n’empêche pas que de telles rumeurs malveillantes circulent régulièrement sur de nombreux professeurs.» Il ajoute: «J’aurais préféré que ces personnes portent plainte afin que de réelles investigations puissent m’innocenter.»
Pour faire la lumière sur le cas de Laurence et d’autres allégations concordantes, Esther Gaillard dit avoir rencontré à plusieurs reprises, entre 2011 et 2012, la conseillère d’Etat Anne-Catherine Lyon, alors en charge du Département de la formation et de la jeunesse, dont notamment une fois en présence de Franciska Krings, vice-rectrice de l’UNIL.
«L’enjeu était de se déterminer sur des situations problématiques concernant ce professeur, qu’on m’avait effectivement partagées, relate Franciska Krings. Il s’agissait de souffrances liées à des agressions sexuelles, malheureusement non vérifiables.»
Interpellée à propos de ces rencontres, Anne-Catherine Lyon en garde un «souvenir imprécis en raison des années écoulées» et ajoute que, de toute façon, elle n’aurait pas été en capacité d’agir. «A cette époque, la Loi sur l’université de Lausanne donnait déjà à l’institution la pleine responsabilité de la gestion de son personnel.»
La marge de manœuvre de l’Unil est pourtant restreinte à ce moment-là, parce que le professeur est déjà à la retraite. On songe néanmoins à «lui retirer son titre de professeur honoraire ainsi que la possibilité de diriger des thèses», relate Franciska Krings. Faute de plainte pénale et de preuves tangibles, rien ne sera finalement entrepris. Contactée, Laurence ne souhaite plus s’exprimer sur le sujet. Elle estime avoir pris ses responsabilités à l’époque et ne peut que constater que cela n’a eu aucun effet sur les institutions et la personne concernée.
A l’Eglise, la pression continue de se faire sentir sur le cas de ce professeur. Un courrier adressé à un membre du Conseil synodal daté de l’été 2019, signé d’un de ses confrères au courant notamment du cas de Sylvie, évoque son comportement en des termes particulièrement vifs et inquiétants. Dans sa réponse, que Protestinfo a pu également consulter, le Conseil synodal estime qu’il appartient aux seules victimes de porter plainte. Le représentant de l’Exécutif stipule encore que le Conseil synodal est conscient que l’EERV risque, si ces affaires éclataient un jour, d’être confrontée à «son silence voire à sa complicité».
La même année, lorsque Esther Gaillard quitte le Conseil synodal, elle remet à ses successeurs les informations accumulées sur le professeur: «J’ai transmis personnellement un dossier confidentiel, contenant le témoignage d’une victime présumée (Laurence), à la nouvelle présidente Marie-Claude Ischer et à son vice-président Vincent Guyaz», renseigne-t-elle.
Là encore, la situation s’enlise. «Les personnes qui s’étaient exprimées ne voulaient pas déposer plainte. On est donc mal pris en tant qu’institution quand les personnes ne veulent pas porter l’affaire devant la justice et que la personne incriminée n’est, de plus, pas un de vos employés», exprime Marie-Claude Ischer. De fait, l’EERV n’a jamais pu établir la véracité des témoignages reçus.
Selon un document interne de l’EERV daté de 2020, que nous avons pu consulter, le cas de ce professeur suscite une réelle préoccupation au sein de l’Exécutif. «On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas», s’inquiète l’auteur du feuillet, soit un membre du Conseil synodal qui a été pasteur dans la paroisse où résidait le professeur entre 2007 et 2019. Il recommande vivement de définir au plus vite une stratégie de communication au cas où ces abus présumés seraient révélés.
Encore en décembre dernier, l’actuel Exécutif de l’EERV est à nouveau interpellé par cet autre théologien qui avait déjà dénoncé les comportements présumés de ce professeur. «Après avoir reçu un signalement, une délégation du Conseil synodal l’a rencontré sans tarder pour entendre sa version des faits. Il nie tout acte illicite», indique Vincent Guyaz. La présidente Anne Abruzzi estime que «l’Eglise n’est pas compétente pour agir en la matière, ce théologien étant totalement indépendant de l’EERV».
Pourtant, le théologien donne de nombreuses conférences dans les paroisses de l’EERV et prêche encore régulièrement. Monté en chaire récemment à l’occasion d’un culte radiodiffusé, il est encore prévu qu’il donne une prédication prochainement dans un temple vaudois.
«Cela fait longtemps que j’estime, avec d’autres, que des sanctions symboliques devraient être prises par l’EERV, dans laquelle ce professeur a été consacré et est toujours pasteur», fait valoir Michel Kocher, ancien directeur du Département médias des Eglises réformées romandes. Lequel conclut: «La perspective n'est pas juridique, mais d’ordre éthique. D’ailleurs, cet homme devrait s’effacer de lui-même.»
*Prénoms d’emprunt