La vie spirituelle des animaux en question
Dans l’éventail du monde animal, il est d’usage de caractériser l’humain par la conscience qu’il a de sa propre finitude. En d’autres termes: sa dimension spirituelle. Pourtant, parallèlement à l’expansion du mouvement antispéciste, de nombreuses recherches démontrent que les animaux ont souvent une vie intérieure bien plus riche que nous ne l’imaginons.
«Les recherches sur les états mentaux des animaux se sont beaucoup développées ces dernières décennies. Ainsi tout dernièrement, on a montré des choses étonnantes», indique Roland Maurer, éthologue à l’Université de Genève. Et de citer en vrac que «les bourdons aiment jouer», «les mouches drosophiles montrent des symptômes qui ressemblent à ceux de la dépression quand elles voient d’autres mouches mortes», mais aussi que «certains poissons semblent se reconnaître en tant qu’individus dans un miroir ou sur une photo». Autant de signes «parlant en faveur d’une vie intérieure», selon ce docteur en psychologie.
«Le fait le plus important au sujet de la psychologie des animaux est que beaucoup d’entre eux sont sentients, c’est-à-dire capables d’expériences conscientes agréables ou désagréables», note pour sa part le philosophe genevois François Jaquet, aujourd’hui spécialiste en éthique animale à l’Université de Strasbourg. Ces expériences incluent des sensations, telles que le plaisir ou la douleur, mais aussi des états affectifs, comme la joie ou la tristesse, l’amusement ou la peur. «On sait que tous les vertébrés sont sentients et que c’est aussi le cas de certains invertébrés – les pieuvres, par exemple. La grande inconnue, à ce jour, ce sont les insectes.»
Il est également prouvé que «les humains n’ont pas non plus le monopole de la raison», pointe encore le philosophe. «On sait à présent que, contrairement à une idée très répandue, les humains partagent la conscience de soi avec, entre autres, les grands singes, les dauphins, les orques, les pies, les corbeaux, les éléphants et les cochons.»
«Tout est une question de degré», enchaîne Roland Maurer. «Si, plus que les autres animaux, nous pouvons penser à notre passé et imaginer notre futur, d’autres le peuvent aussi, comme cela a été montré expérimentalement dans différentes espèces (grands singes ou certains oiseaux), mais à un degré moindre.»
En quoi la vie intérieure d’un animal se distingue-t-elle alors de celle d’un humain? Pour François Jaquet, la question ne saurait être posée en ces termes: «D’une part, on ne peut pas ranger tous les animaux dans la même case: la vie intérieure du chimpanzé moyen n’a rien à voir avec celle d’une truite ou d’un lézard.» Et de poursuivre: «D’autre part, on ne peut pas ranger tous les humains dans la même case. La vie mentale d’un patient atteint de la maladie d’Alzheimer est sans doute fort différente de celle d’un Sylvain Arvidieu (capable de mémoriser une liste de 1955 nombres en 30 min.), et les humains qui sont dans le coma n’ont pas plus d’expériences conscientes qu’une huître.»
On ne saurait opposer animaux et êtres humains: «Nous sommes également des animaux», replace Roland Maurer. «Penser en termes de dichotomie, c’est juste un effet de notre culture, qui a historiquement placé l’humain en dehors du règne animal.» Plus précisément, selon l’historien Eric Baratay, spécialiste des relations hommes-animaux, cette hiérarchisation émane de la culture grecque, et plus particulièrement du néo-platonisme qui a infusé tout le monde romain. «Cette vision pyramidale n’est pas chrétienne à l’origine», expose-t-il. «La Genèse insiste davantage sur la communauté des créatures de Dieu face à leur Créateur que sur leurs différences.»
Pour autant, il semble scientifiquement chimérique de déterminer la conscience qu’ont les animaux de leur statut de créatures mortelles. «C’est possible, mais comment le démontrer?», émet Roland Maurer. «Certes, on a observé des comportements particuliers liés à la mort dans différentes espèces (chez les éléphants notamment, chez qui la mort d'un conspécifique provoque un évident état émotionnel). Mais il est difficile d'en tirer des conclusions quant à la conscience de leur propre finitude», signifie l’éthologue.
Que penser dès lors de l’accès des animaux à une forme de spiritualité? «Le rapport à Dieu serait-il réservé aux être dotés d’une intelligence humaine?», rétorque le théologien Anthony Feneuil, qui enseigne notamment au Séminaire de culture théologique (SCT) de l’Eglise évangélique réformée vaudoise (EERV) . «Que faire alors des humains profondément handicapés, déficients intellectuels graves ou en situation de coma par exemple? N’ont-ils plus de rapport à Dieu?», interroge ce spécialiste de la question antispéciste . «Si ce n’est pas le cas, et s’il y a d’autres rapports qu’intellectuels à Dieu, alors il n’y a certainement pas de raisons d’exclure les animaux de la relation qui peut s’établir entre Dieu et sa création.
Les animaux auraient-ils donc une âme? «Si l’on parle de l’âme comme "le support du salut"», reformule le théologien, «la question revient à se demander si les animaux existent dans la création comme de simples éléments du décor» ou s’ils prennent également part «à l’histoire qui se joue entre l’humain – pêcheur puis sauvé – et Dieu». A cette question, exprime-t-il, les Pères de l’Eglise ont tranché en faveur d’un destin commun. «Rien dans la Bible ne dit qu’il n’y a pas de salut pour les animaux», souligne également Eric Baratay.
Pour Anthony Feneuil, «l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ» ne saurait d’ailleurs concerner que les humains. «Car c’est bien dans sa chair, "comme un agneau traîné à l’abattoir" (Es, 53:7), que Jésus a souffert. Chair que nous partageons justement avec les animaux.»