Le féminin sacré tente l’Eglise réformée
«C’est un espace dans lequel nous pouvons être nous-mêmes. Vivre des rapports de femmes sans compétition ni jalousie, abandonner la peur pour laisser place à la confiance (…) Un espace de parole bienveillant autour du féminin sacré pour nourrir notre besoin de sororité, de solidarité féminine, de connaissance et de transmission.»
C’est par ces mots que débute chaque Tente Rouge proposée depuis 2020 par le LAB, soit le laboratoire progressiste et inclusif de l’Eglise protestante de Genève (EPG) et désormais également au sein de la Région Arve-et-Lac. Sous cette appellation sibylline se cachent ni plus ni moins que des cercles de parole réservés aux femmes, proposant une autre manière de vivre sa spiritualité.
Ce terme ferait référence à ces campements extérieurs qui auraient existé dans l’Ancien Isräel. «La Bible témoigne de l’existence de tentes rouges à l’extérieur des villages, pour accueillir les femmes durant leur période de règles», présente le site du LAB. «Elles étaient considérées comme impures et devaient donc s’extraire de la communauté pendant ce temps.»
Plus précisément, le phénomène de ces rencontres s’est popularisé aux Etats-Unis au début des années 2000, suite à la publication du best-seller mondial La tente rouge (1997) de l’Américaine Anita Diamant. Celui-ci imagine le destin de Dina, la seule fille du patriarche Jacob, dont le viol est brièvement mentionné dans le livre biblique de la Genèse. «L’auteure y décrivait cette tente rouge originelle: un lieu de ségrégation (lors d’événements biologiques et sociaux) et de pouvoir au sein duquel les femmes se seraient retrouvées pour partager pratiques corporelles et connaissances», formule Aurélie Netz, dans la revue protestante Vie et Liturgie (juillet 2022).
Anthropologue et aumônière réformée, cette Vaudoise a d’ailleurs consacré une enquête à l’émergence des «Cercles de femmes» (Ed. L’Harmattan) et seconde aujourd’hui, à titre bénévole, la diacre Liliane Rudaz, qui a tout récemment initié pareilles rencontres au sein de l’Eglise évangélique réformée vaudoise (EERV). Après une année de pratique informelle à l’interne, au temple de Saint-Laurent à Lausanne, ces rencontres sont officiellement accueillies au sein de la toute nouvelle Maison des solidarités de l’EERV, Jardins Divers, inaugurée le 7 février.
Si Liliane Rudaz (responsable de Jardins Divers et porteuse de ce projet) et Aurélie Netz ont finalement renoncé à s’exprimer publiquement sur cette initiative, l’anthropologue a rédigé de nombreux articles sur ces exemples «de créativité rituelle ecclésiale réformée et féministe». «Ces rencontres participent de la grande famille des cercles de femmes, ces espaces rituels non-mixtes développés dans les années 1980, héritiers de diverses ritualités féministes et thérapeutiques», explique-t-elle dans la revue française Mélange de science religieuse. Et d’ajouter que ces rencontres sont «réservées aux femmes dans le but de faciliter les échanges autour de sujets sensibles.»
Le thème des violences sexistes est d’ailleurs fortement présent lors de ces soirées, qui sont à mettre «directement en lien avec le mouvement de libération de la parole post-#Meetoo», selon la pasteure Carolina Costa, qui a mis en place avec une équipe genevoise ces rendez-vous dans le prolongement de la Grève des femmes de juin 2019. «C’est un véritable fléau. Avec ces soirées, on se rend compte qu’on a presque toutes vécu un abus à un moment donné», signale-t-elle.
Pour la pasteure genevoise, l’idée était précisément de «proposer un cercle de parole pour déposer nos colères», explique-t-elle. «J’étais frappée par ce slogan de "femmes en colère" qui revenait sans cesse. Or, on n’écoute pas les personnes qui sont en colère. Il convient d’abord d’apaiser ses émotions pour ensuite pouvoir discuter sereinement.»
Pour autant, comme le rappelle Carolina Costa, les violences ne sauraient être que masculines. «Il y a beaucoup de compétitions également dans les milieux féministes», confie-t-elle. «D’où ce besoin de recréer de la sororité entre nous, dans une démarche d’écoute et de bienveillance.»
L’épanouissement de ces Tentes Rouges illustre cependant un phénomène beaucoup plus large, à savoir le retour de la notion de féminin sacré. «Teintées de philosophies New Age ou encore de pratiques chamaniques, certaines spiritualités contemporaines – dont principalement celles se revendiquant de traditions néo-païennes – se donnent pour objectif de réhabiliter le pouvoir féminin», observe Manéli Farahmand, socio-anthropologue et directrice du Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC). Et d’expliciter: «Le terme de féminin sacré renvoie alors à une figure archétypale, une métaphore qui représente en chaque femme l’énergie divine et une forme de puissance.»
«Dans l’espace anglophone, ce terme existe depuis longtemps, mais en francophonie il ne circulait que de manière underground», souligne Irene Becci, sociologue des religions à l’Université de Lausanne. Il se serait popularisé dans nos contrées à partir des années 2015-2016, avec la traduction de différents ouvrages de référence, notamment autour du trend de la sorcière moderne. «Il ne faut pas oublier que les personnes qui pratiquent ces spiritualités alternatives bénéficient le plus souvent de moyens intellectuels et économiques supérieurs à la moyenne», pointe-t-elle. «Elles ont accès tant à ces lectures qu’aux prises en charge dans le domaine du soin et du bien-être.»
Puisant à de multiples sources, ce renouveau du féminin sacré souhaite avant tout «redonner de la valeur au corps des femmes, qui a largement été dévalorisé par les monothéismes», poursuit Irene Becci. «Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces spiritualités réaménagent des rituels précisément autour du corps féminin, comme la bénédiction de l’utérus ou à l’occasion de moments charnières comme celui de la ménopause.»
«Les cercles de femmes répondent à cette quête de sororité dans les expériences corporelles et émotionnelles», atteste Manéli Farahmand. «Dans ces milieux, le féminin sacré est vu comme accompagnant des processus de guérison émotionnelle ou d’empowerment.» La professeure Irene Becci observe d’ailleurs que cette mouvance autour du féminin sacré est très proche de l’écoféminisme. «Dans cette approche, la terre est un peu violée et malmenée, comme le sont les femmes et leurs corps», formule-t-elle. «En sacralisant la terre, on en vient également à sacraliser le féminin.»
«Fleurissant généralement en dehors des structures traditionnelles du christianisme, ces spiritualités féministes commencent à se déployer également au sein des religiosités établies», constate Manéli Farahmand. Le mélange des genres ne manque d’ailleurs pas d’interpeler. Comment le comprendre? «On assiste aujourd’hui à une sorte de démocratisation des ritualités alternatives», note Irene Becci. «Celles-ci n’étant plus stigmatisées, elles peuvent plus facilement être récupérées par les religions instituées qui cherchent à recréer des liens sociaux.»
Pour autant, les organisatrices de ces rendez-vous intergénérationnels et trans-inclusifs au sein des Eglises réformées réfutent fortement tout lien avec les spiritualités alternatives. Au contraire, «cette nouvelle expression en Eglise partage le message chrétien dans un cadre innovant», souligne Aurélie Netz dans Mélanges de science religieuse. «Les participantes de ces Tentes Rouges expérimentent une ritualité élaborée forte, pouvant ouvrir à un renouvellement de leur appartenance religieuse et de leur identité de femmes chrétiennes et réformées.»
«Notre souci était aussi de créer des ponts avec des personnes qui pensent que le christianisme est misogyne», complète Carolina Costa. Au sein de ces Tentes Rouges, la notion de féminin sacré est d’ailleurs revisitée dans une optique chrétienne: ici il n’est pas question d’un pouvoir qui serait propre aux femmes, mais «d’explorer la part féminine de Dieu, tout comme les récits de nos matriarches bibliques», précise encore la pasteure genevoise. Ainsi, dans une optique de «ré-harmonisation» entre le féminin et le masculin, ces soirées optent pour une liturgie résolument inclusive, soit «au nom du Dieu de tout Amour, qui est Mère et Père, Fille et Fils de tout Amour».
Manéli Farahmand attire cependant l’attention sur le paradoxe de pareilles démarches: «En essentialisant des qualités dites féminines telles que la compassion, l’intuition ou encore la douceur, le féminin sacré peut renforcer ou produire de nouveaux stéréotypes de genre, sur fond de discours d’émancipation et de transformation intérieure.»