L’ONU des chrétiens, QG des militants
Sur la place des fêtes de Karlsruhe, les bras en croix, Small Luk tient une banderole blanche sur laquelle son combat se résume en quelques mots: «Amenez les enfants intersexe au Christ, et pas à des interventions chirurgicales non consenties.» Cette femme intersexe hong-kongaise, née avec ce que certains médecins appellent «un sexe ambigu», et qu’on a assignée au sexe masculin en lui faisant subir plus d’une vingtaine d’opérations de reconstruction génitale, n’est d’ailleurs pas la seule militante présente à la 11e Assemblée du Conseil œcuménique des Églises (COE).
En marge des débats théologico-politiques qui ont lieu lors des plénières, où les délégués des 352 Églises membres tentent d’incarner la «réconciliation» (le thème de cette édition, ndlr.), d’autres personnes font du lobbying à Karlsruhe. Ainsi, le chrétien palestinien Rifat Kassis, coordinateur de Kairos Palestine, y porte les couleurs de son association, qui lutte pour qu’une solution juste soit trouvée au conflit israélo-palestinien. Directement affiliées au COE et également présentes à Karlsruhe, la Canadienne Joy Kennedy est la modératrice d’un groupe de travail sur les questions climatiques, tandis que la Kenyane Anjeline Okola est la coordinatrice du Réseau œcuménique de défense des personnes handicapées (EDAN).
Se tenant à proximité du stand des Pèlerins en arc-en-ciel dans la foi, association de chrétiens LGBTQ+ dont elle fait partie, Small Luk délivre un message pour le moins inédit: «Je souhaite que le COE prenne en compte le combat des personnes intersexe et crée des espaces de discussion afin que cette question de société y soit abordée.» Le COE se penche sur les thématiques de genre et de sexualité depuis les années 1970, à la demande de ses Églises membres, «bien que la mutilation des parties génitales de bébés intersexe n’y soit pas encore un sujet», souligne Small Luk, dont c’est la toute première assemblée. Pour Rifat Kassis, habitué des rassemblements internationaux du COE, la raison de sa présence en Allemagne est claire: «Mon association exige de la part du COE un positionnement éthique et moral sur l’occupation israélienne.» Pour ce militant des droits humains «les pressions politiques ne sont pas uniquement l’apanage des politiciens». Le COE pourrait aussi avoir ce rôle, car, selon Rifat Kassis, il ne consiste «pas seulement à offrir une plateforme de dialogue entre les personnes et les Églises, mais aussi à prendre parti et position au nom des opprimés»
Pour Joy Kennedy, «il est plus que jamais temps de s’engager à propos des réalités de notre planète». Selon cette activiste et «grand-mère préoccupée», l’urgence environnementale est désormais trop grande pour que les réponses ne soient pas «globales», et que «les plus grandes institutions et organisations, à l’instar du COE», ne mettent leurs ressources à disposition. Également spécialisée sur la question des peuples autochtones, Joy Kennedy évoque le sort des Samis, qui peuplent la région de Sápmi (la Laponie, ndlr.), dans l’Arctique, où la spectaculaire montée des températures provoque sécheresse et incendies. «Ces voix, qui ont été réprimées, font partie de notre appel à la responsabilité mutuelle en matière d’écologie.» Une invisibilisation qu’évoque également Anjeline Okola dans son combat pour les personnes handicapées: «Notre but, dans un dialogue à flux tendu avec les Églises membres et les partenaires œcuméniques, est d’encourager les donations pour que la présence des personnes handicapées, dans les milieux ecclésiaux ou au COE, soit de plus en plus effective.»
Mais ces lobbies ont-ils vraiment leur place dans ce grand raout chrétien? Selon le pasteur saint-gallois Heinz Fäh, conseiller de la délégation de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS) au COE, «il va de soi qu’il y ait du lobbying lors d’une telle conférence, l’Assemblée générale offrant une excellente plateforme pour cela». Pas de surprise non plus pour le théologien vaudois Elio Jaillet, également présent à Karlsruhe avec l’EERS: «C’est l’absence de ces lobbies qui m’aurait étonné. Cela fait maintenant de nombreuses années que le COE s’est préoccupé de thématiques et d’enjeux qui mobilisent d’une manière ou d’une autre la sphère militante.» Une information confirmée par Hubert Van Beek, ancien secrétaire exécutif du COE, qui se rappelle «la présence, à la 6e Assemblée du COE à Vancouver, en 1983, de nombreuses personnes handicapées. C’est d’ailleurs à ce moment-là que le COE a créé le réseau EDAN, se posant alors durablement la question de l’accessibilité de ses événements et marquant un signal fort pour cette communauté».
Alors, quel bilan ces activistes tirent-ils de leur présence à Karlsruhe? Du côté de Rifat Kassis, c’est la déception. Pourtant exhorté par les Églises sud-Africaines à considérer Israël comme un «État d’apartheid», le COE a avoué qu’un trop grand désaccord interne sur la question empêchait une prise de position univoque. «Durant cette assemblée, nous avons eu le sentiment d’être réduits au silence, probablement en raison de la pression exercée sur les organisateurs par d’autres lobbies, qui font généralement tout leur possible pour limiter la critique d’Israël», dénonce le Palestinien. Un constat amer qui tranche avec celui que fait la communauté LGBTIQ+ présente à Karlsruhe: «Le COE a notamment mis en place des Conversations œcuméniques, des espaces sûrs de discussion et de témoignage sur la différence sexuelle. Un très bon exemple que doivent maintenant suivre les Églises membres», relève Small Luk.
Anjeline Okola présente quant à elle un bilan en demi-teinte: «Je suis mitigée. La question du handicap faisait évidemment partie de la programmation des workshops. Mais comme il y en avait une centaine par jour, notre combat s’en est trouvé un peu noyé», confie-t-elle. «L’envie d’inclure les handicapés est là, bien sûr, mais les délégations devraient être financièrement mieux aidées par le COE, afin que ces dernières ne soient pas uniquement composées de personnes valides». Et d’ajouter que «dès que la question climatique attire l’attention, celle des handicapés est reléguée au bas de l’agenda.» Joy Kennedy, en revanche, salue le soutien du COE sur le sujet de l’environnement. Si «rien n’est encore suffisant» selon elle, c’est toutefois grâce à l’organisme chrétien que le groupe de réflexion qu’elle préside «est notamment représenté aux Nations Unies, où il est possible de faire bouger les choses au niveau politique par la voix du COE».