Israël: les chrétiens oseront-ils parler d’apartheid?
«Un système de séparation ou de ségrégation fondé sur la race, la croyance ou l’ethnie, dans l’intention de maintenir la domination d’un groupe racial sur un autre, est le premier élément constitutif du crime d’apartheid.» Le mot est lâché. Dans le texte d’une motion qui sera présentée, cette semaine, lors des débats de l’Assemblée du Conseil œcuménique des Églises (COE) – qui se tient jusqu’au 9 septembre en Allemagne, à Karlsruhe –, l’Église anglicane d’Afrique du Sud prend violemment position contre la politique actuellement menée par Israël. «Nous réalisons qu’il nous incombe, en tant que disciples de Jésus, de prendre des mesures décisives», mentionne le document encore confidentiel qui, en plus de déplorer le traitement réservé aux Palestiniens, se penche sur le sort de nombreux chrétiens au Proche-Orient. «Une tentative systématique de chasser la communauté chrétienne de Jérusalem et d’autres parties de la Terre Sainte» y est notamment décrite, les anglicans sud-africains demandant au COE d’afficher une position claire sur cette «débâcle».
Mais pourquoi cet appel, qui sera prononcé lors du plus grand rassemblement chrétien mondial, émane-t-il de l’Afrique du Sud? Pour le pasteur Malusi Mpulwana, secrétaire général du Conseil des Églises sud-africaines, «la montée de la violence en Israël est préoccupante, et les atrocités qui y sont commises, au nom de la suprématie du peuple juif, ont des résonances plus que similaires avec l’enfer vécu par les victimes de l’apartheid, en Afrique du Sud». Pour le dirigeant religieux, lui-même torturé il y a une quarantaine d’années, et qui avoue être à Karlsruhe «uniquement pour porter ce message», la situation pourrait mener «jusqu’à un vaste conflit au Moyen-Orient». Et d’ajouter que la riposte «ne se situe plus au niveau politique : la solution doit être pastorale, ce que personne n’a encore essayé». À ses yeux, ce serait dès lors justement à une plateforme de dialogue chrétien telle que celle en place à Karlsruhe qu’il reviendrait de statuer. «Nous souhaitons que le COE s’engage de manière positive, et souhaitons que cela soit soutenu également par le Vatican et l’Alliance évangélique, et les dirigeants juifs et musulmans du monde.»
Toutefois, il semblerait qu’au sein du COE, la critique de la politique d’Israël ne soit pas aisée. «Certains groupes connus, en particulier ici en Allemagne, ont pris position contre nous et recommencent à dépeindre le COE comme une organisation antisémite», déclarait le prêtre orthodoxe roumain Ioan Sauca, secrétaire général par intérim du COE, dans son rapport inaugural. «Même si nous sommes critiques à l’égard de certaines politiques de l’État d’Israël, il faut rappeler que le COE a reconnu l’État d’Israël dès 1948, et qu’il respecte son droit à défendre et à veiller sur ses citoyens dans le respect du droit international».
Pour Malusi Mpulwana, «la nécessaire critique d’Israël ne contient pas de dénigrement racial envers les juifs. Il ne s’agit pas d’antisémitisme, mais de réclamer la justice». Ibrahim Azar, évêque de l’Église évangélique luthérienne de Jordanie à Jérusalem, porte quant à lui le même message: «Nous récusons toute accusation d’antisémitisme quand nous critiquons la politique israélienne. Bien que chrétiens et sémites nous-mêmes, nous ne nous élevons pas contre des personnes, mais contre une politique». Hubert van Beek, ancien secrétaire exécutif du COE, dénonce quant à lui, à propos des accusations d’antisémitisme, «une mystification qu’Israël a su utiliser habilement, et qu’il faut dénoncer dès à présent».
Le COE n’est d’ailleurs jamais resté silencieux au sujet du conflit israélo-palestinien, se montrant à plusieurs reprises solidaire des Palestiniens chrétiens. La présidente de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS), Rita Famos, qui a prêché ce dimanche à Karlsruhe en tant que dirigeante d’une des Églises invitantes, rappelle d’ailleurs que «le COE espère encore et toujours la négociation d’une solution à deux États qui se respectent et collaborent». Mais pour Hubert Van Beek, «il suffit d’évoquer les résolutions de l’ONU qu’Israël a systématiquement ignorées pour constater objectivement l’opposition d’Israël à cette alternative pacifique».
En juillet dernier, Rifat Kassis, coordinateur général de Kairos Palestine, dont certains militants seraient présents à Karlsruhe, appelait d’ailleurs, dans les colonnes de Terre Sainte Magazine, «les Églises à sortir de la zone de confort que représente le discours autour de cette solution.» Son association, un groupement œcuménique de religieux et laïcs palestiniens, publiait alors un conséquent dossier de près de cinquante pages demandant de reconnaître «le crime d’apartheid» commis en Israël, à l’instar d’Amnesty International en février dernier. Une position que ne cautionne absolument pas Rita Famos: «L’EERS ne soutiendra pas l’intervention des Églises qui souhaiteraient une telle déclaration lors de cette Assemblée.» La formulation d’«apartheid» ne serait, de son point de vue, «pas du tout adéquate». Même son de cloche du côté de la présidente du Conseil de l'Église protestante en Allemagne (EKD), Annette Kurschus, qui avertissait déjà ce printemps dans le la magazine Publik-Forum que face à une telle motion, elle s’y opposerait «de toutes ses forces».
Ainsi, bien que le Sud-Africain Jerry Pillay, qui prendra bientôt ses fonctions en tant que nouveau secrétaire général du COE, ait également assimilé Israël à un État d’apartheid par le passé, il semble plutôt improbable que le COE ne se prononce de façon aussi radicale. «En tout cas pas en ces termes-là», renseigne Hubert Van Beek. «Il faut tenir compte d’une telle gamme d’opinions… Beaucoup d’Églises du Sud et les cercles progressistes du Nord soutiennent la Palestine. Mais au sein des Églises membres du COE, en Suisse, en Allemagne ou aux Pays-Bas, mon propre pays, dans la tradition réformée notamment, le soutien à Israël impose des limites à ce qu’on peut dire.»