Kirill, un courrier du COE en attente de réponse
La lettre est partie le 2 mars en direction de Moscou. Le secrétaire général ad interim du Conseil œcuménique des Églises (COE), dont le siège est à Genève, y interpelle le patriarche Kirill, chef de l’Église orthodoxe russe, membre de la communauté d’Églises. Sans détours, il l’exhorte à intervenir auprès de Vladimir Poutine pour trouver au plus vite une voie de pacification et que cesse le conflit armé en Ukraine. Fidèle soutien du Kremlin, le patriarche moscovite semble en effet être l’un des derniers à pouvoir jouer de son influence auprès du président russe. Si certains se réjouissent de ce courrier, de nombreux fidèles du monde entier en appellent à plus de fermeté. Peter Prove, directeur des Affaires internationales au COE, s’en explique.
Cette lettre au patriarche Kirill de Moscou, était-ce une initiative personnelle de votre secrétaire général, le père Ioan Sauca, ou celle du COE?
Les deux, en fait. Il le précise dans son courrier, il écrit à la fois en sa position de secrétaire général ad interim du COE, mais également en sa qualité de prêtre orthodoxe. Et je crois que cette identité est très importante dans ce contexte particulier, où des croyants de l’Église orthodoxe se retrouvent des deux côtés du conflit.
Avez-vous obtenu une réponse à cette missive?
Nous n’avons pas encore reçu de réponse à l’heure qu’il est. Mais évidemment nous continuons d’espérer et de prier pour obtenir une réponse – plus précisément une intervention du patriarche Kirill auprès du pouvoir politique russe – et plus que tout, la fin de cette horrible et tragique guerre menée contre la population ukrainienne.
Comment comprenez-vous la position actuelle du patriarche Kirill?
Je ne peux pas parler pour lui, mais je peux imaginer qu’il est sous une pression extrême. Il reçoit des appels à intervenir au sein de sa propre circonscription ainsi que des dirigeants de la plupart des Églises du patriarcat russe en Ukraine, mais aussi de prêtres et de croyants du monde entier. En même temps, il doit aussi être sous une pression politique incroyable. Cependant, d’un point de vue extérieur, nous espérons qu’il usera de l’influence qu’il a sur le Kremlin pour protéger la population ukrainienne, en tenant compte du fait que les orthodoxes et croyants ukrainiens sont également affectés par ce conflit.
Il existe une rivalité entre les deux Églises orthodoxes sur sol ukrainien, celle relevant du patriarcat de Moscou et la nouvelle Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, créée en 2019. Comment le COE manage-t-il ces deux entités?
Nous n’avons pas reçu de demande d’affiliation de la part de l’Église autocéphale d’Ukraine. Donc nous n’en sommes pas encore là. Mais nous sommes évidemment bien conscients du grave conflit sur le sol ukrainien entre ces deux branches importantes de l’orthodoxie mondiale (le patriarcat de Moscou et celui de Constantinople qui a reconnu la nouvelle Église indépendante, ndlr.). Nous prions beaucoup pour que cette situation conflictuelle puisse être réglée, non seulement dans une perspective intrareligieuse, mais également en raison du poids politique que cette crise fait peser sur les relations entre l’Ukraine et la Russie.
En tant que COE, nous nous tenons toujours prêts à soutenir et encourager le dialogue entre les Églises qui sont engagées dans un processus de pacification, mais ce conflit doit automatiquement être résolu par elles.
Cette division du monde orthodoxe se fait-elle également ressentir au sein de votre institution?
Nous recevons tous les jours et à chaque heure des interpellations aussi bien privées que publiques de personnes qui témoignent d’une profonde préoccupation face à la situation en Ukraine, qui affecte autant les individus que les Églises. Ces appels proviennent du monde entier. Or je crois que là où le COE peut se révéler le plus utile au sein de ce conflit, c’est précisément d’être ce pont entre les Églises qui se retrouvent des deux côtés de ce terrible conflit, et de garder les canaux de communication ouverts. Actuellement, il y a une grande pression pour isoler la Russie, position qui est bien entendu compréhensible, mais nous sommes convaincus que le pire serait d’en arriver à une rupture totale, qui nous engagerait sur le long terme dans une nouvelle guerre froide. Nous devons absolument l’éviter.
Comment définiriez-vous votre relation actuelle avec le patriarche Kirill?
Nous sommes en contact étroit avec l’Église orthodoxe russe et ses dirigeants, et nous continuons d’échanger sur le rôle que le mouvement œcuménique et le COE pourrait jouer dans la crise actuelle. Donc le dialogue ouvert et les canaux de communication bien vivants.
N’êtes-vous donc pas surpris de ne pas avoir reçu de réponse à votre courrier, ou est-ce que cette absence de réponse signifie déjà quelque chose pour vous?
Encore une fois, je ne peux pas répondre: il est impossible pour nous de spéculer sur les raisons qui font que nous n’avons pas obtenu de réponse pour l’instant, mais nous continuons d’en espérer une et à la demander à travers tous les canaux de communication que nous avons ouverts.
Que prévoyez-vous de faire encore si vous n’obtenez pas de réponse ?
Le cas échéant, ce sera au secrétaire général de décider de la manière de procéder, mais nous continuerons d’être en relation avec les représentants du patriarcat de Moscou. Je pense que la prochaine étape dépendra de comment la communication privée se maintiendra. Comme vous pouvez l’imaginer, en dehors de cette lettre, des discussions privées sont également menées.
Vous avez reçu de nombreux courriers vous demandant de rompre, du moins momentanément, votre lien avec l’Église orthodoxe russe et de condamner publiquement sa position. Pour vous, ce n’est donc pas une option?
La décision d'une éventuelle suspension appartient au comité central du COE, mais je crois que quelles que soient les circonstances, le rôle du COE est toujours d’être dans le dialogue et non la rupture. Cela m’apparaît encore plus important dans un contexte aussi dangereux que celui que nous connaissons aujourd’hui. Nous sommes convaincus que le mouvement œcuménique peut jouer un rôle dans le maintien des relations, au moins entre les Églises concernées par ce conflit.
Coup de pression de l’Université
Du côté de l’Université de Fribourg, l’espoir d’en appeler au patriarche Kirill pour qu’il intervienne auprès du Kremlin a également jailli. Et pour cause: le directeur du Département des relations extérieures ecclésiastiques du patriarcat de Moscou et bras droit de son chef, le métropolite Hilarion, faisait partie des professeurs titulaires de la Faculté de théologie.
«Nous lui avons demandé qu’il use de son influence ecclésiastique et politique pour condamner publiquement et sans équivoque l'invasion militaire de l'Ukraine par la Russie», explique Mariano Delgado, doyen de la Faculté.
À cette exhortation, l’enseignant se serait alors contenté d’affirmer son engagement sur le plan «humanitaire». Une réponse jugée «inacceptable» par le doyen, «que celle-ci soit motivée par des raisons diplomatiques ou de conviction». La Faculté a ainsi décidé de suspendre sa collaboration avec le métropolite Hilarion.
«Aujourd’hui, il est important de prendre clairement position dans l’espace public», estime Mariano Delgado. Il en est d’ailleurs convaincu, «Kirill est le mieux placé» pour faire entendre raison au chef du Kremlin. Et ce, même s’il regrette que le patriarche de Moscou «soit toujours dans le rêve d’une union indivisible entre l’État et l’Église, qui n’est plus de ce siècle».