France: les chrétiens de droite ne font pas une «droite chrétienne»
«Je ne prends que très rarement position sur les débats de société et la politique » annonce sur Facebook le pasteur Ivan Carluer, à la tête d’une megachurch pentecôtiste très métissée en région parisienne. «La dernière fois, c'était pour exprimer mon indignation sur le meurtre de George Floyd. Hier soir (23 février, ndlr), une grande majorité de députés, de mon pays, ont décidé d'autoriser le meurtre d'enfants jusqu'à la 14ème semaine dans le ventre de leur mère. Que dire? C'est abominable.» À titre personnel, Ivan Carluer ne votera pas pour un député qui a approuvé cette loi.
Son suffrage et celui d’autres chrétiens, catholiques et protestants, y compris évangéliques, pèsera-t-il suffisamment lourd pour influencer les élections présidentielles d’avril et législatives de juin? Existe-t-il en France une «droite chrétienne»? Selon le sociologue Claude Dargent, chercheur à Sciences-Po, «les catholiques pratiquants français votent massivement à droite», alors que les protestants sont réputés ancrés à gauche.
Pourquoi un tel clivage? Pour le diacre catholique Guillaume Houdan, chargé de mission auprès du monde politique et des élus pour le diocèse de Rouen, «un catholique convaincu trouvera ses convictions mieux défendues à droite, notamment sur les questions de bioéthique, de famille et de propriété. La pensée sociale de l’Église estime qu’une personne propriétaire de ses biens est plus libre de ses actes.» A contrario, du côté des protestants, l’importance de «l’écologie, l’attention portée à l’accueil des réfugiés et à la pauvreté» les font pencher à gauche, selon le pasteur réformé François Clavairoly, président de la Fédération Protestante de France.
Néanmoins, cette coloration du vote protestant s’est récemment estompée: «Le protestantisme français est de plus en plus constitué de personnes qui votent dans le sens de l’ensemble du corps électoral français», poursuit François Clavairoly. Ainsi, depuis une vingtaine d’années, les protestants français ne se différencient plus du reste des Français dans leur manière de voter.
En cause, l’importance des différences, aujourd’hui, à l’intérieur du protestantisme. Selon Claude Dargent, «les évangéliques ne sont pas historiquement structurés par un attachement à la gauche comme le protestantisme réformé. Au contraire, leurs valeurs les orientent plutôt vers la droite.» Ainsi, un récent sondage des associations familiales protestantes indique que 36 % des évangéliques votent à droite, 22% au centre et 5% à gauche.
Avec une inconnue de taille, précise François Clavairoly: les évangéliques issus des migrations sont «conservateurs sur les questions éthiques et morales» et en même temps très sensibles aux questions de pauvreté, d’exclusion» et «soucieux d’hospitalité». Comme l’incarnent d’ailleurs les deux prises de position politiques du pasteur Ivan Carluer, révolté contre le racisme lors de l’assassinat de George Floyd et contre l’avortement.
Comment expliquer la préférence des évangéliques pour la droite? Pour le pasteur Thierry Le Gall, directeur du service pastoral du Conseil national des évangéliques de France (CNEF) auprès des parlementaires, les chrétiens sont majoritairement conservateurs parce que, pour eux, «l’héritage du christianisme a façonné la société française ; cet héritage est bon et il faut le conserver car il est porteur de cohésion sociale, notamment à travers la protection de la famille, de l’autorité parentale et de la souveraineté nationale. »
Cela ne veut nullement dire que les chrétiens votant pour un candidat très à gauche comme Jean-Luc Mélenchon sont rares. Au contraire, Jean-Luc Mélenchon s’appuie sur un héritage chrétien certain dans son propre parcours, et en connaît bien l’histoire. Néanmoins, sa «posture "insoumise" un peu agressive vis-à-vis des religions et ses propositions économiques considérées comme peu viables» n’en font pas un candidat majoritaire chez les protestants, estime François Clavairoly.
À toutes ces considérations, il faut ajouter un élément complètement nouveau dans le paysage politique français: l’émergence du mouvement «En Marche» d’Emmanuel Macron, qui a tenté de dépasser les clivages traditionnels droite/gauche en créant un parti au centre. Un pari réussi, qui a séduit de nombreux chrétiens, catholiques et protestants, dont des évangéliques. Thierry Le Gall fait remarquer à ce titre que les quatre députés évangéliques que compte la France sont tous affilés à la République en Marche. Guillaume Houdan en connaît aussi chez les catholiques. Le diacre analyse: «L’orientation politique d’Emmanuel Macron est libérale, tant au niveau économique que des mœurs. La question bioéthique a été très tendue au sein de la majorité, et certains députés catholiques ont mangé leur chapeau.»
Certains chrétiens ne sont-ils pas, alors, tentés par la création d’un parti politique qui leur soit propre? Deux tentatives ont émergé au début des années 200 : le Parti Chrétien-Démocrate fondé en 2001 par Christine Boutin, et le Parti Républicain Chrétien fondé en 2005 par Patrick Giovanonni. Aucun n’a réussi à percer dans l’arène politique. «En France, il n’y a pas de parti qui incarne les chrétiens», observe Guillaume Houdan. «Ils se dispersent dans les partis existants, et c’est tant mieux..
Comment leur vote pèsera-t-il lors des élections du printemps? Verdict le 24 avril pour les présidentielles et le 19 juin pour les législatives.
Les chrétiens face à la tentation zemmourienne
Le candidat d’extrême-droite Eric Zemmour, qui cherche à valoriser les «racines chrétiennes de la France», saura-il gagner les suffrages des chrétiens de droite en France? Selon Claude Dargent, «son positionnement séduit fatalement les nostalgiques d’une France où le christianisme était triomphant». Il dispose donc d’une oreille particulièrement attentive chez «une partie des catholiques, en désarroi vis-à-vis de leur identité», commente Guillaume Houdan. Mais le diacre rappelle qu’Eric Zemmour a clairement reconnu être «pour l’Église» mais « contre le Christ ». Sa posture ne serait donc qu’une «instrumentalisation», car «derrière le cadre identitaire, ne se trouve pas l’Évangile». Thierry Le Gall reconnaît également un risque d’instrumentalisation chez les évangéliques, mais François Clavairoly se veut rassurant: «L’attachement des évangéliques au Christ» est trop important, «plus le temps passe, plus ils exerceront leur discernement».