Les corps du Christ
Le Christ à la peau claire subira-t-il le même sort que les statues d’esclavagistes démolies aux États-Unis ces dernières semaines? Le tweet du militant antiraciste Jeffery Shaun King du 22 juin a en tout cas mis le feu aux poudres. Selon lui, le Christ blanc serait l’expression de la suprématie blanche et de la propagande raciste.
Mais les arts n’auront pas attendu le mouvement Black Lives Matters pour interroger la représentation dite classique de Jésus. Dans la photographie, «les artistes, le plus souvent issus de minorités, reprennent les canons de la tradition iconographique chrétienne dans laquelle ils se sentent sous-représenter pour y intégrer leur propre image», explique Nathalie Dietschy, professeur assistante en section d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne et auteure du livre Le Christ au miroir de la photographie contemporaine.
En détournant la tradition pour la faire sienne, l’objectif n’est pas de prétendre que Jésus était homosexuel ou encore une femme, mais bien de provoquer le débat sur la manière de représenter le Christ. À l’image de Renee Cox qui réalise en 1996 la photographie Yo Mama’s Last Supper, dans laquelle elle projette ses propres traits de femme noire dans ceux du Christ. Nue, entourée d’hommes noirs, elle immortalise sa propre sainte cène, reprise de Léonard de Vinci.
La figure de Jésus apparaît comme un sujet idéal en photographie. «À la fois alter ego et porte-parole, il dit quelque chose autant qu’on peut lui en faire dire. Jésus véhicule une image de tolérance, d’accueil de tous à sa table qui le fait rapidement intégrer l’art profane pour permettre aux artistes de traiter de questions de société», ajoute l’historienne de l’art.
En usant d’une iconographie entrée dans la culture populaire, des scènes telles que la crucifixion, la sainte cène ou la pietà sont immédiatement reconnaissables, et peuvent ainsi être facilement détournées. Le Christ a donc plusieurs visages et plusieurs corps, selon la culture et la revendication de l’artiste, tout en gardant des postures et des attributs physiques identifiables.
Si les arts se jouent aujourd’hui d’un archétype, celui-ci ne s’est pas fait en un jour. «C’est dans le monde byzantin que se crée l’image du Christ que l’on connaît aujourd’hui. Vers le VIe siècle, deux représentations de Jésus cohabitent, l’une avec les cheveux longs, qui renvoie aux divinités grecques, et l’autre aux cheveux bouclés, plus répandue, chez les chrétiens d’Orient», retrace Michele Bacci, historien de l’art médiéval à l’Université de Fribourg et auteur de The Many Faces of Christ: Portraying the Holy in the East and West, 300 to 1300. La couleur de la peau, elle, n’est ni blanche ni noire, mais intermédiaire. Et sur ces deux visages, une barbe. «Dans l’Antiquité gréco-romaine, la barbe est le signe de la marginalité, ce qui n’est pas le cas en Orient, où elle est la caractéristique du sacerdoce», précise Michele Bacci.
Finalement, les cheveux longs s’imposeront. Ils rappellent le vœu de naziréat, une consécration de soi à Dieu, qui justifie leur adoption. Et de quelle couleur? «Dans le récit biblique du Cantique des cantiques, il est fait mention des cheveux de l’époux noirs et resplendissants comme la lumière, deux indications chromatiques contradictoires qui se retrouvent chez les artistes», répond le médiéviste.
Avec une image du Christ établie, il devient possible de codifier et de canoniser les représentations de Jésus, et à sa suite de tous les personnages bibliques dans l’art religieux. Le Deuxième Concile de Nicée, en 787, reconnaît d’ailleurs le culte des images au même titre que celui des reliques. Face à une population largement illettrée, ces figures doivent être reconnaissables.
Ce qui n’empêche pas les adaptations culturelles. Ainsi, la blancheur occidentale tranche avec la peau rouge du Christ éthiopien du XVIIe siècle. «On retrouve le Christ en kimono, cheveux attachés sur la tête dans l’archipel du Japon et même un Christ en position bouddhiste dans des grottes de Chine occidentale, dont la seule fine moustache permet l’identification», liste Michele Bacci.
Alors que les canons sont largement réinvestis par la photographie au XXe siècle, «on assiste au XIXe siècle à un renouvellement de l’art religieux, sous la pression d’une théologie en quête du Jésus historique et l’irruption du naturalisme dans les arts», évoque Philippe Kaenel, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Lausanne, spécialiste de l’art religieux. Un phénomène qui touche tous les arts graphiques. La Bible illustrée de Gustave Doré éditée en 1866 fait acte de nouvelle vulgate de l’iconographie christique. «Mais le sommet est atteint avec James Tissot qui réalise en 1899 The Life of Our Lord Jesus Christ, qui comprend 365 illustrations de la vie du Christ accompagnées de notes. Pour redonner à voir le Nouveau Testament, il se rend en Palestine, persuadé de retrouver en 1890, le monde du Christ», ajoute l’historien.
Malgré les réappropriations par les artistes, l’iconographie n’en reste pas moins canonique. Bras écarté, attablé avec douze hommes en buvant du vin, le Christ doit être reconnu. Une universalité qui ne donne pas raison à la représentation d’un homme blanc.
Depuis 2014, le photographe noir américain Jon Henry alimente sa série Stranger Fruit, dans laquelle il pointe les violences policières aux États-Unis. Véritables pietà, les clichés mettent en scène des mères tenant leur fils dans leurs bras. L’artiste cherche à reconstituer la douleur qu’elles pourraient ressentir en les perdant. «Il s’agit d’un exemple typique de l’actualisation de l’iconographie chrétienne pour dénoncer un problème de société», commente Nathalie Dietschy.