Comment la rhétorique chrétienne nourrit-elle le populisme?
Le populisme emprunte au christianisme des schèmes structurants, une sorte d’eschatologie, l’attente d’un miracle accompli par un homme providentiel. Mais c’est un christianisme fruste, réduit à l’état de marqueur identitaire. » Christian Delahaye, journaliste et théologien, ne mâche pas ses mots lorsqu’il tente de décrypter les liens que nourrissent réciproquement populisme et christianisme. Les jeunes pousses – mais pas seulement – qui se plaisent à invoquer les racines chrétiennes de la France se repaissent de cette rhétorique.
Depuis que Marine Le Pen a pris la tête du Front national, devenu depuis le Rassemblement national, le langage est moins agressif, plus subtil, mais la grande idée selon laquelle c’est d’abord une culture partagée qui fait la Nation demeure. Cette culture dépasserait les individus qui s’agrègeraient autour d’elle. Aux côtés de cette identité ethno-culturelle, Philippe Portier, politologue, convoque également dans la définition qu’il donne du populisme un mécanisme d’opposition et donc d’exclusion de l’autre différent. « Ainsi, dans la plupart des populismes européens, ceux qui ne s’intègrent pas à la culture nationale, ce sont les musulmans, précise-t-il, avant les Roms et les juifs. » La conviction de rassembler derrière soi le « vrai » peuple contre des élites mondialisées complète le tableau. Il existe donc bien un populisme, dont le christianisme est le noyau dur pour la plupart des pays européens. Rien de plus logique, dans la mesure où il s’inscrit dans le cadre d’une culture nationale qui dépasse l’autonomie des sujets.
Cette connivence possible entre un message politique démagogique et l’Évangile se justifie-t-elle dans le fond ? Deux courants très différents, selon le professeur de théologie pratique (faculté d’Heidelderg en Allemagne) Fritz Lienhard, sont à l’œuvre dans le christianisme. Le premier découle d’un nationalisme fort, tel que le livre du Deutéronome (dans la Bible) le présente, avec toutefois une distinction entre l’étranger comme ennemi potentiel d’Israël et l’étranger habitant au milieu du peuple, qui doit être protégé. À l’opposé, on trouve une véritable tradition d’accueil de l’étranger. Elle tire ses arguments de la libération des juifs d’Égypte. « Lorsque deux traditions se dégagent, il va falloir établir une hiérarchie des vérités, en quelque sorte, en observant quels arguments christologiques les soutiennent », estime le professeur. En l’occurrence, la sortie d’Égypte manifeste un Dieu libérateur, protecteur des faibles, et renvoie Israël à sa propre condition d’émigré. Puis dans le Nouveau Testament, et en particulier avec l’apôtre Paul, dans la continuité de l’attitude de Jésus vis-à-vis de la Samaritaine, par exemple, l’enjeu sera de rompre avec certaines distinctions : entre juifs et non-juifs, hommes libres et esclaves, femmes et hommes, comme Paul l’écrit explicitement dans l’épître aux Galates.
En France – comme en Italie, à ceci près que la péninsule a vu l’alliance d’un populisme de gauche et d’un populisme de droite pour parvenir au pouvoir –, le populisme chrétien est catholique, et de droite. « Avec le mouvement de la Manif pour tous, on assiste au surgissement d’une contre-civilisation aux valeurs de tolérance et d’acceptation de l’autre. On est dans la reconstruction d’un populisme identitaire, barricadé dans ses options », affirme Christian Delahaye. Étrangement, cela n’empêche pas les tenants de ces partis de militer en faveur de la laïcité. Un paradoxe qui se résout dans la définition particulière qu’ils en donnent. « L’idée est d’empêcher les religions de pénétrer et de s’affirmer dans l’espace public, tout en considérant que la religion consubstantielle à la Nation, c’est-à-dire le christianisme, peut se le permettre », souligne Philippe Portier. Laurent Wauquiez en est l’exemple lorsqu’il défend le maintien des crèches de Noël dans certaines municipalités ou conseils régionaux, tout en tenant un discours favorable à la laïcité. « Ce qui renvoie à l’idée que la Nation se confond avec la religion », estime le politologue. Et de renchérir : « C’est un trait typique du populisme chrétien français, qui fait référence aux racines chrétiennes de la France tout en l’associant à la laïcité. »
En parallèle d’un populisme chrétien au Nord se développe, selon Christian Delahaye, un populisme islamiste au Sud. « Une dialectique épouvantable et mortifère est en train de se mettre en place, qui ne peut amener qu’à un affrontement des blocs identitaires, rangés derrière leurs étendards », alerte-t-il. Si l’idée d’un sauveur incarné par l’homme providentiel ou l’image des croisades parlent aux peuples, c’est là « une rhétorique qui réduit le religieux à sa plus pauvre et à sa pire expression ». Car il n’y aurait, selon le journaliste et théologien, que des arguments bibliques superficiels et mal interprétés pour rapprocher populisme et christianisme. Encore faut-il être en mesure de le détecter et de contre-argumenter…
Le populisme et les fake news (fausses informations) auraient donc ceci de commun qu’ils s’appuient sur une vision simpliste de la réalité, en même temps qu’un manque d’éducation ou de culture. « On écrête le religieux à des événements de surface, épiphénoménaux, et on ne fait aucun effort pour entrer dans l’intelligence du sujet. C’est dans la même tonalité que le succès des fake news », estime Christian Delahaye.
Un terreau identique nourrirait donc une hydre à deux têtes, mêlant rejet des médias, des élites mondialisées et des apatrides, l’ensemble de ces acteurs étant en situation de « connivence » et de « complicité ». « Non seulement le populisme dénonce les élites mais il s’inscrit dans un système de défiance à l’égard de tout ce qu’elles peuvent dire, parce qu’elles mentent », détaille Philippe Portier.
On retrouve là un thème cher aux populistes : l’authenticité. Selon eux, « les élites et les fake news relèvent d’un même système qui produit des fausses nouvelles pour mieux nous subordonner, nous subjuguer », explique le politologue. Il rappelle d’ailleurs combien les sondages d’opinion mettent en lumière le fait que les catégories sociales les moins éduquées sont celles qui donnent le plus de voix à l’extrême droite, donnent foi aux fake news et estiment que les élites dissimulent la réalité. « Tout un système de croyance, de classe sociale et de classe d’âge forme une configuration sur le fondement de laquelle le populisme peut faire son lit », déclare-t-il.
Un danger supplémentaire consisterait à penser que la France est à l’abri des formes les plus extrêmes que pourrait prendre le mouvement. Claire Bernole, Réforme/Protestinter