Hébron, ville de mythes et de sang
«Dieu soit loué!» Devant le Tombeau des Patriarches, le vieil homme, un juif orthodoxe, ne cache pas son sentiment: il est enchanté de la décision lundi du Premier ministre Benjamin Netanyahou de mettre fin à la présence du TIPH. Le TIPH — Temporary International Presence in Hebron, Présence internationale temporaire à Hébron en français — était une mission de 64 observateurs financée par la Suisse, l’Italie, la Norvège, la Suède et la Turquie. Créée en 1997 dans le cadre des Accords d’Oslo, elle avait pour but de rapporter les éventuelles violations du droit international et maintenir la paix dans la ville de Cisjordanie. Or, elle plie bagage ce lundi, sur ordre de Benjamin Netanyahou désireux de plaire à un électorat nationaliste religieux dont dépend sa réélection le 9 avril.
Si cette partie de la droite israélienne tient tant à sa mainmise sur Hébron, c’est que la ville est considérée comme «le» lieu où l’histoire juive en terre d’Israël a commencé. Dans la tradition, c’est là que se trouvent les portes du Jardin d’Eden. Là aussi qu’arrivera le Messie, dont le premier geste sera de réveiller les patriarches endormis. Selon la Genèse et le Coran, Abraham et sa famille seraient enterrés ici, dans le Tombeau des Patriarches. Hébron a d’ailleurs été désignée comme capitale par le roi David avant qu’il ne la déplace à Jérusalem. La ville a été l’un des premiers lieux investis par les Israéliens après la guerre des Six Jours de juin 1967. Peu avant la Pâque juive de 1969, le rabbin Moshe Levinger s’y installait avec quelques fidèles pour ne plus la quitter.
La vieille ville est le cœur de deux dimensions irréconciliables, expliquait le sociologue israélien Michael Feige dans un écrit, «The place and the other». Il y a la Hébron mythique et métaphorique, lieu de mémoire fondamental pour le sionisme religieux fondé sur la résurrection de l’histoire ancienne; et la Hébron dans sa première réalité, c’est-à-dire une ville pauvre de Cisjordanie où les Palestiniens sont largement majoritaires. Pour réaliser leur projet religieux, quelque 85 familles juives — environ mille personnes — vivent ainsi dans des quartiers-bunkers protégés par une armée israélienne omniprésente, au milieu de quelque 40'000 Palestiniens.
Une cohabitation dont l’impossibilité se lit à chaque pas. Barbelés, magasins fermés, tags, barrières, tours d’observation militaires, la vieille ville ressemble à un labyrinthe de guerre. Mais, tout à leur vision religieuse, certains ont littéralement occulté cette réalité. «Ici, nous menons une vie normale: nous ne faisons que perpétuer l’épopée juive de Hébron, entamée il y a 3200 ans», affirme Yishaï Fleisher, le volubile porte-parole de la communauté juive. En vingt ans, le TIPH a pourtant recensé pas moins de 40'000 infractions au droit international. Il s’agissait principalement d’agressions israéliennes contre des Palestiniens. Une violence que semble assumer cet homme souriant. «Je n’ai pas besoin des Européens pour savoir comment gérer les Arabes. Eux et nous, on se connaît!»
Une relation marquée par la haine réciproque. En 1929, 67 juifs ont ainsi été tués par leurs voisins palestiniens, un événement fondamental pour les colons d’aujourd’hui. «Ils perçoivent leur retour dans ces lieux comme une façon de ressusciter les âmes perdues dans ce pogrom», expliquait Michael Feige dans son écrit. Pogrom: le terme évoque sciemment les tueries antisémites d’antan, les «Arabes» étant vus comme la version moderne du «goy» qui hait les juifs sans raison.
Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de l’aura d’un personnage comme Baruch Goldstein. En 1994, ce médecin israélo-américain fanatisé, adepte du rabbin raciste Meïr Kahane, assassinait 29 Palestiniens en prière dans la partie musulmane du Tombeau des Patriarches. «Goldstein? J’ai été prier sur sa tombe la semaine dernière. Je ne le remercierai jamais assez pour ce qu’il a fait», commente, dans le quartier juif, une mère de famille israélienne avant de démarrer sa voiture. S’il est perçu par certains comme un sauveur, c’est pour avoir, dit-on, protégé sa communauté. «Goldstein avait appris par la sécurité israélienne qu’un massacre de juifs aurait lieu. Voyant que l’État ne bougeait pas, il a pris les devants», explique avec fierté Alain, Français établi à Kyriat Arba, la colonie d’en face. Une volonté de se faire justice qui s’exprime aujourd’hui par des actes d’agression et d’intimidation quasi quotidiens à Hébron, ville sainte où la haine pourra bientôt s’exprimer sans témoins.