Coronavirus, Bible et théories de l’effondrement
Depuis quelques jours, l’épidémie de coronavirus donne à notre quotidien des airs de fin des temps. Chacun a ses mots pour décrire la situation, ou plutôt exprimer ses peurs. Certains parleront d’Apocalypse, d’autres de collapse, ce concept si popularisé par les théories de l’effondrement. Y aurait-il de fait un lien entre ces récits de fin du monde?
«L’épidémie actuelle vient aujourd’hui créditer les théories de l’effondrement», pose sans détours le philosophe Dominique Bourg, spécialiste des questions environnementales. «Pendant cinquante ans, on a ridiculisé la collapsologie. Or, avec le coronavirus, on assiste bel et bien à une forme de collapse, dont on ne sait sur quoi il va déboucher.»
L’épouvante face aux épidémies n’est pas nouvelle. «Dans les imaginaires collectifs antiques, la maladie est évidemment un des signes annonciateurs de la fin des temps, comme toute une série d’autres catastrophes naturelles», confirme Christian Grosse, historien et anthropologue du christianisme. Les épidémies sont d’ailleurs un motif récurrent dans l’Ancien Testament. Dans la collapsologie, cependant, il n’est aucunement fait référence à des risques épidémiologiques, indique Dominique Bourg. «Ce qui est au cœur des théories de l’effondrement», précise-t-il, «c’est l’épuisement des ressources, le dérèglement climatique ainsi que l’effondrement du vivant que celui-ci entraîne.»
«Les craintes liées à la fin du monde traversent les époques, mais chacune les traduit dans ses propres termes», analyse Christian Grosse. Il s’agirait donc principalement d’une question de vocabulaire, mais aussi de conceptions du monde. Car si le risque sanitaire n’est pas clairement mentionné au sein des théories de l’effondrement, il est bel et bien une réalité que les scientifiques perçoivent – et attribuent précisément à la crise environnementale. «L’histoire nous l’apprend: à chaque fois qu’on déstabilise les écosystèmes, on déstabilise également les populations et leurs équilibres», explique Dominique Bourg, citant en exemple les attaques de criquets gigantesques que subit aujourd’hui l’Afrique. «Quand vous déstabilisez l’équilibre naturel, ça se manifeste par des populations de pathogènes qui peuvent croître anormalement ou simplement étendre leur diffusion.»
Changement d’époque, changement de registre donc. La collapsologie a aujourd’hui pris le pas sur le récit biblique de l’Apocalypse. Ses théories sont mêmes devenues extrêmement populaires au sein de la population, comme en témoignent les chiffres d’un sondage réalisé en novembre dernier par l’Institut Jean Jaurès. Selon ses chiffres, et avant même la pandémie actuelle, 71 % des Italiens et 65% des Français se disaient d’accord avec l’assertion selon laquelle «la civilisation telle que nous la connaissons actuellement va s’effondrer dans les années à venir».
«On est déjà dans une dynamique d’effondrements, au pluriel, dans une avancée des sociétés vers des chocs successifs», exprime Dominique Bourg. «Le coronavirus ne fait que s’ajouter à cette tendance. D’ailleurs, sans cette conscientisation collective de la fragilité de nos sociétés, on n’aurait probablement pas connu de tels phénomènes d’émeutes dans les magasins», affirme le philosophe.
Ces théories de l’effondrement se seraient-elles nourries de l’imagerie chrétienne de l’Apocalypse? «Je ne pense pas», répond l’historien Christian Grosse. «Ces discours sont formulés en grande partie dans le registre scientifique, qui rompt justement avec une lecture religieuse, providentialiste et morale du monde.» Le discours apocalyptique, lui, «confesse de son côté que Dieu apposera un terme à l’histoire», formule le théologien Simon Butticaz. «Le Nouveau Testament est d’ailleurs habité par cette croyance que l’histoire touche à son terme.» La fin du monde est donc bibliquement «proche» et liée à une volonté divine.
«Sous le régime de l’Apocalypse, ce sont les péchés de l’homme qui déclenchent la catastrophe. Dans la collapsologie, on est plutôt sur les conséquences des agissements de l’être humain, en particulier de la civilisation occidentale», décrit Christian Grosse. La notion de conséquence a donc également remplacé, au sein des mentalités, celle de punition divine. L’épidémie de la peste noire, au XIVe siècle, est par exemple encore ressentie comme «une punition pour les conduites humaines», renseigne l’historien. Tandis «qu’à partir du XVIIe, on commence à installer un discours de type naturaliste et médical, et plus tard hygiéniste. A ce moment-là, on sort de l’idée que l’on est entièrement sous l’emprise d’une providence divine.» Ce changement d’interprétation serait donc dû aux avancées de la science? «Pas uniquement. Il y a aussi à ce moment les avancements de l’État, qui met en place des politiques de prévention pour prévenir la diffusion des épidémies ou les incendies dans les villes», complète-t-il.
La théologie chrétienne a également évolué au fil des siècles. Ainsi, comme le précise Simon Butticaz, «même si le jugement dernier trône en bonne place dans nos représentations modernes de la fin du monde, pour les biblistes et les théologiens, celui-ci est moins synonyme de punition que de dévoilement.» Et d’expliquer: «Ce qui frappe dans le Nouveau Testament, c’est le critère de ce jugement. Loin de tout arbitraire ou de condamnation aveugle, celui-ci met à nu le comportement antérieur des croyants, notamment dans leur relation sociale aux "plus petits" (Matt. 25). En bref, le jugement sonne comme l’heure de vérité, où Dieu vient statuer sur l’authenticité de la foi, qui n’est rien d’autre qu’une supercherie, si elle n’a pas porté du "fruit"».
Pour sa part, le président de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS), Gottfried Locher, rejette clairement l'idée que le coronavirus soit une sorte de punition divine. «On ne peut pas dire que quelqu'un a fait du tort à Dieu et que c'est la raison de ce malheur. Cette circonstance n'est pas due à une relation avec le divin, mais plutôt à ce qui est la norme de notre monde, rempli de belles choses, mais aussi de choses terribles», déclare-t-il. En outre, souligne Simon Butticaz, «par-delà la catastrophe, l’apocalyptique endosse un discours d’espérance: la finitude du monde n’est pas la finalité de toutes choses, elle est dans le Dieu qui sauve.»
Alors que le discours de l’Église s’est éloigné de la notion de punition divine, c’est étonnamment «une partie des discours de la collapsologie qui est en train de réintégrer des dimensions morales et spirituelles», relève Christian Grosse. «Si vous voulez comprendre ce qui se passe aujourd’hui, relisez le livre de l’Exode», conseille d’ailleurs Dominique Bourg. «Dieu nous envoie des messages, et puis on fait comme pharaon: plus Il nous tabasse, et plus on se raidit. Le phénomène Trump et Bolsanaro, c’est complètement biblique. La crise écologique, c’est pharaon qui ne veut rien entendre. On a cru qu’on pouvait réaliser son humanité par une espèce de consommation déjantée. C’était devenu notre spiritualité.»
Mais quid de la crise actuelle? «Elle va agir comme une sorte d’accélérateur de l’évolution des consciences qui était déjà entamée», estime le philosophe. «Alors que nous devons aujourd’hui restreindre notre affirmation extérieure, il nous faut redévelopper notre intériorité. Savoir distinguer l’essentiel du superflu, redonner un sens à la contemplation, etc. La spiritualité en tant que relation avec l’invisible peut prendre, dans ces circonstances, tout son sens.»