La laïcité française est-elle devenue folle?
La laïcité «à la française» est-elle en train de devenir folle? Le cas de l’instituteur Matthieu Faucher, sanctionné pour avoir lu des passages de la Bible avec ses élèves, pose la question. Intellectuels et enseignants se sont réunis mercredi 26 février lors d’une conférence à Paris pour en débattre. Entre indignation et stupeur, personne ne veut vraiment croire que la laïcité soit à ce point devenue «intolérante», «obtuse», voire «obscurantiste», et pourtant…
Une question posée par un élève à Matthieu Faucher en 2016 déclenche l’affaire. «Qui est ce barbu qui fait de la gym sur une croix en face de la salle des fêtes?» L’instituteur, lui-même agnostique, entreprend de répondre en lisant des passages de la Bible. Il veut lutter contre «l’analphabétisme religieux» de ses élèves, âgés de 10 ans. Sans culture biblique, comment peuvent-ils comprendre le baptême de Clovis ou les chefs d’œuvre littéraires de Victor Hugo?
Le voilà dénoncé par une lettre anonyme pour «prosélithysme» (sic), interdit d’enseignement pendant quatre mois, puis rétrogradé au rang de remplaçant. À l’été 2019, la Justice annule sa sanction, le lave de toute accusation des prosélytisme, mais le ministère de l’Éducation nationale fait appel et refuse de le réintégrer dans son poste antérieur. Le jugement en appel est attendu pour l’été 2020.
Des intellectuels de renom prennent sa défense: Régis Debray, auteur en 2002 d’un rapport sur «l’enseignement laïc du fait religieux» ; Isabelle Saint-Martin, ancienne directrice de l’Institut européen en sciences des religions et auteure d’un récent ouvrage Peut-on parler des religions à l’école?; Pierre Kahn, universitaire, formateur de professeurs; René Nouailhat, historien des religions, auteur du livre La leçon de Malicornay (du nom du village où Matthieu Faucher enseignait).
Malgré une telle mobilisation, l’enseignant est toujours sanctionné, trois ans après les «faits». Mais son cas est-il isolé? Les avis divergent. Pierre Kahn veut y voir seulement «la bêtise» et l’acharnement bureaucratique de l’administration française. Car il est formel, les lectures bibliques de Matthieu Faucher sont tout à fait conformes aux programmes scolaires, d’ailleurs toutes figuraient dans des manuels scolaires. Pierre Kahn encourage les futurs enseignants à s’atteler à l’enseignement des faits religieux car c’est tout à fait légal et nécessaire. Isabelle Saint-Martin, quant à elle, connaît de nombreuses initiatives de professeurs, certes d’élèves plus âgés (12-18 ans), ayant abordé des contenus religieux en classe, avec le soutien et la défense de leur hiérarchie.
Mais d’autres voient dans cette affaire un visage toujours plus intolérant d’une laïcité qui se veut ignorante de l’existence même de toute religion. René Chiche, professeur agrégé de philosophie et auteur du livre La désinstruction nationale, présent lors de la conférence du 26 février, s’insurge: «Nous avons un sérieux problème avec la culture, l’identité française, la langue et la pensée tout court. L’inculture des élèves en termes de langue, de littérature et d’histoire est colossale. Au début de cette année, des professeurs de philosophie ont demandé qu’on enlève des programmes "l’idée de Dieu". Mais on ne peut rien comprendre à notre civilisation si on n’en comprend pas la racine religieuse.»
Pour Matthieu Faucher lui-même, ses «adversaires» sont convaincus que «la religion est intrinsèquement mauvaise pour l’homme» et que pour l’éradiquer de la société, il faut faire disparaître 1500 ans de culture française judéo-chrétienne. Il témoigne: «Nous sommes en 2020 après Jésus-Christ. Quand mes élèves me demandent ce que veut dire l’expression "après Jésus-Christ", pour éviter une nouvelle sanction, je leur réponds: "Demande à tes parents". »
Une situation qui fait craindre un renforcement des fondamentalismes religieux dans la société française, favorisé par cette laïcité d’évitement. Pour René Nouailhat, «l’ignorance des faits religieux favorise les impostures de ceux qui transforment en fondamentalisme ce qui est fondamental pour eux. C’est le cas aussi pour la laïcité. Nous assistons à une démission républicaine et à un retour d’une laïcité d’ignorance qui favorise les charlatanismes. Nous devenons étrangers à nous-mêmes.»
Selon Matthieu Faucher, éviter d’aborder les questions religieuses à l’école fait le lit des intégrismes religieux, puisque leur parole radicale n’est pas contrebalancée par une présentation plus distanciée des mêmes textes et sources.
Dans le comité de soutien qui s’est formé autour de Matthieu Faucher, on compte plusieurs protestants, scandalisés par la situation. Henri Allaigre, retraité, a été pasteur de l’Église réformée de France. Révolté par la méthode de la lettre anonyme, il y voit «une manifestation outrancière et excessive d’une laïcité dogmatique qui a les mêmes travers que ceux qu’elle reproche à la religion». Dans cette affaire, «la laïcité est une religion inversée qui considère la religion comme pestiférée». Il est rejoint par Jean Gaspar, protestant alsacien, prédicateur laïc, responsable d’un établissement scolaire à la retraite. Quand il était en activité, il avait organisé une exposition sur la Bible dans l’enceinte même de son collège, où étaient scolarisés environ 20% de Turcs, sans que cela ne pose problème. «Ça fait partie de la culture générale», plaide-t-il.
Comment expliquer cette évolution vers une laïcité si intransigeante? «En France, il y a longtemps eu une forte puissance de l’Église catholique, qui a provoqué une réaction extrême, aboutissant aujourd’hui à une véritable inculture.» Pour Jean Gaspar, la laïcité montre le visage d’un «catholicisme en miroir». Pourtant Henri Allaigre insiste: «Depuis Vatican II, le catholicisme n’est plus conquérant.» Mais l’hostilité à son égard persiste, et aboutit aujourd’hui au rejet de «l’idée même que nous sommes issus d’une culture judéo-chrétienne». Une véritable «obsession» dont Matthieu Faucher fait les frais.