Si tout est politique, pourquoi pas les Eglises?
Le débat sur le bienfondé de l’engagement politique des Eglises, qui aura lieu le 30 octobre au Centre culturel des Terreaux, s’annonce enflammé. En attestent les nombreuses réactions suscitées par les propos de Philippe Leuba, nouveau conseiller synodal de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), dans interview publiée par 24 heures. Il affirmait alors, en amont de cette soirée où il fera face au théologien bernois Pierre Bühler, que les Eglises doivent s’abstenir de défendre des positions politiques, en dehors de certaines questions éthiques.
Organisé par le groupe Pertinence de l’EERV, ce débat public intervient après la publication du Manifeste de Pierre Bühler, qui enjoint ardemment les Eglises à «faire entendre leur voix». Une réaction à la polémique suscitée par le soutien de certaines paroisses à l’initiative pour des multinationales responsables en 2021.
Loin d’être reléguées au passé, ces prises de position ont d’ailleurs des répercussions encore aujourd’hui, une motion étant actuellement discutée au Grand Conseil bernois pour rendre l’impôt ecclésiastique facultatif pour les entreprises. Y est pointé du doigt le fait que «les Eglises se prononcent de plus en plus fréquemment sur des sujets relevant de la politique économique, prenant presque toujours position à l’encontre des intérêts des personnes morales».
«Les Eglises avaient un message d’éthique et de solidarité à faire valoir à propos de l’économie mondialisée et de ses effets néfastes pour l’environnement et les êtres humains», estime le conseiller national vaudois des Vert.e.s Raphaël Mahaim. «Les Eglises s’étaient alors engagées de manière judicieuse.» Un avis que partage le pasteur Antoine Reymond, conseiller communal PLR à Prilly: «Les Eglises ont le devoir de faire connaître leurs valeurs fondamentales dans l’espace et le débat publics. L’Evangile mêle la spiritualité aux réalités concrètes: il n’y a pas deux mondes séparés l’un de l’autre.» Quant à Dominique Kohli, ex-député PLV au Grand Conseil vaudois et délégué de l’Etat de Vaud au Synode de l’EERV, il estime que «l’Eglise joue un rôle de vigie, qui suppose donc de manifester quand ses valeurs sont en danger.»
Dans son texte, Pierre Bühler mentionne certains cas de figure incontournables, comme «lorsque les principes démocratiques sont bafoués», «des décisions politiques violent les droits humains fondamentaux», «des personnes faibles, petites, sans droits et sans voix sont exclues» ou encore «lorsque le fossé socio-politique et économique entre Nord et Sud est ignoré, toléré ou même aggravé».
De son côté, le pasteur et théologien Shafique Keshavjee en appelle «à la prudence et à la mesure» lorsque les autorités de l’Eglise s’expriment sur des sujets clivants. «A l’exception de situations extrêmement graves comme la persécution des minorités ou la montée de l’antisémitisme, où elles doivent donner de la voix.»
Pour le sociologue des religions Roland Campiche, «les Eglises ne doivent intervenir que lorsqu’elles connaissent parfaitement le dossier, et qu’un travail scrupuleux d’analyse et de recherche a été réalisé». Ancien directeur du bureau romand de l’Institut d’éthique sociale de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS), devenue l’Eglise évangélique réformée de Suisse (EERS), il rappelle que les Eglises reconnues sont consultées par le Conseil fédéral lors des procédures de consultation de projets de lois… «Généralement bien accueillies, ces réponses ont parfois provoqué des réactions négatives, mais leur légitimité a été très peu contestée, car elles reposaient sur une large consultation.»
«Quand l’Eglise prend position, elle n’est jamais démocratique», tonne Suzette Sandoz. Pour l’ancienne professeure de droit et membre du Synode de l’EERV, «les partis politiques, quand ils donnent un mot d’ordre sur un sujet précis, votent en assemblée de délégués afin de suivre l’avis de la majorité. Ils n’imposent pas leur opinion comme un ordre divin.»
Dans un billet de blog publié lundi sur le site Réformés.ch le pasteur Jean-Denis Kraege s’interroge d’ailleurs sur la pertinence du communiqué de presse de l’EERV au sujet de «l’attaque barbare menée par le Hamas». Il s’en étonne, alors que le Conseil synodal n’a «pas réagi à chaque fois que les forces israéliennes sont intervenues en Cisjordanie ou à Gaza».
De son côté, le théologien de l’Université de Lausanne Simon Butticaz n’y voit, en revanche, aucun problème: «Les membres du Conseil synodal ne sont pas les héritiers de la parole publique de leurs prédécesseurs. Ils ont fait un choix que devait assumer selon eux une institution religieuse de droit public dans la société.»
Le pasteur et ancien président du Conseil synodal de l’EERV Xavier Paillard, quant à lui, se «méfie des prises de position de l’institution ecclésiale à tous les niveaux, qui peuvent froisser les uns au détriment des autres. Imaginez qu’un clocher sonne en solidarité avec les Palestiniens et un autre avec les Israéliens!»
Même son de cloche chez Dominique Kohli, pour qui «un soutien institutionnel à une cause demeure périlleux. Pour autant, les Eglises doivent inspirer, faciliter et ouvrir à la discussion». De façon à ce que «la liberté individuelle et de conscience de chaque croyant puisse s’exprimer», ajoute Suzette Sandoz, qui rappelle que «les chrétiens sont libres». Libres de s’extraire également du débat quand il devient trop houleux? Pour Pierre Bühler, ils ont une «responsabilité citoyenne». Et d’ajouter que «les mauvais chrétiens sont tout au plus ceux qui négligent leur tâches politiques et s’abstiennent de s’exprimer par indifférence».