Faut-il démasculiniser Dieu?
Si l’on s’est longtemps interrogé sur le sexe des anges, le débat, aujourd’hui, se fixe sur le genre de Dieu. Alors que le pronom neutre «iel» vient d’entrer dans le Petit Robert, en plus d’avoir été élu «mot de l’année 2021» en Suisse romande, ce dernier pourrait progressivement devenir celui qu’on accole à Dieu. Ce «Notre Père» viril, jusqu’à présent désigné uniquement par le masculin, pourrait bientôt être démasculinisé, féminisé, voire neutralisé, donc. C’est en tout cas l’un des chantiers du Conseil de la Compagnie des pasteurs et des diacres de l’Église protestante de Genève (EPG). En effet, selon sa modératrice Laurence Mottier, «la manière dont on nomme Dieu influence la manière dont il est reçu».
Un premier document produit conjointement par les pasteurs genevois Nicolas Lüthi et Sandrine Landeau, ainsi que par le répondant ecclésial de l’EPG pour les questions LGBTIQ+ Adrian Stiefel, explicite ce besoin de changement: «On l’appelle Père, Fils et Esprit. Si on le représente de manière figurative c’est sous la forme d’un homme – de préférence blanc et âgé». Ou encore: «Si Dieu est masculin, il est mâle, et donc le mâle est Dieu». Des phrases choc, mais qui traduisent ce qui pour ces ministres genevois est une évidence: «Les femmes ne peuvent pas se reconnaître et inclure leur réalité féminine dans leur vie de foi si Dieu n’est que masculin», comme l’assure Laurence Mottier.
Selon la modératrice de la Compagnie, «il n’est pas tolérable que certaines personnes puissent plus facilement se tenir devant Dieu que d’autres. Devant Dieu, nous sommes égaux quels que soient notre genre, notre classe, notre orientation sexuelle ou notre expérience de vie». S’identifier à Dieu serait-il donc essentiel pour pouvoir y croire? «Bien sûr que ce débat est plus théologique qu’anthropologique. Il est essentiel de parler de Dieu au féminin car cela valorise le féminin. Quand on ne parle qu’au masculin, on a tendance, par un ruissellement inverse, à faire du masculin quelque chose de plus divin que le reste», analyse Sandrine Landeau.
Pour la doctorante en théologie Jodie Sangiorgio, qui prépare une thèse sur ces questions, il ne faudrait pas oublier que «les textes bibliques sont situés dans le temps et ont été écrits par des hommes pour des hommes». Ce qui expliquerait selon elle que l’emploi du masculin y ait été favorisé. «Ne pas prendre cela en compte serait de la malhonnêteté intellectuelle», assène la jeune chercheuse. Ainsi, parler de Dieu au masculin et persévérer dans cette habitude serait «excluant» selon ses termes, en plus d’être une «une expression du patriarcat». Et l’universitaire de déplorer que «la théologie n’ait pas pour priorité d’analyser les effets du discours théologique sur les gens».
Du côté des psychologues et des linguistes, la question semble d’ailleurs ne presque plus faire débat. Car si le genre neutre se dit au masculin dans la langue française, le psycholinguiste biennois Pascal Gygax l’assure: «Impossible de ne pas avoir recours à des images genrées lors de l’emploi du masculin comme genre neutre.» Pour le co-auteur de Le cerveau pense-t-il au masculin?, «notre cerveau est économe. Entre le masculin, facile d’accès, et le concept plus complexe d’un genre neutre, notre cerveau ira au plus simple.» Une vision que nuance cependant la linguiste vaudoise Stéphanie Pahud, selon qui «il n’est pas impossible de se détacher de représentations limitantes. Mais il faut pour cela un travail de prise de conscience des habitudes en place et des stéréotypes entretenus par ces dernières.»
L’initiative de l’EPG est-elle dès lors destinée à s’étendre à toute la théologie réformée? Du côté de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS), la faîtière des Églises cantonales, le fait de dégenrer Dieu n’est pas une préoccupation officielle, mais on se dit toutefois sensible aux enjeux du langage. Un document prônant l’emploi de «la langue inclusive en Église» vient d’ailleurs d’être produit par l’institution, qui encourage en sous-texte «l’égalité des sexes». «Même si les nouveaux pronoms de Dieu ne sont pas encore un projet concret pour l’EERS, chaque paroisse et ministre sont invités à ne pas seulement masculiniser Dieu», commente Nadine Manson, docteure en théologie et chargée des questions liturgiques de la faîtière réformée. Cette dernière identifie malgré tout un plafond de verre dans la démarche: «Cela ne pourra passer que par une justification théologique.»
Pour ce faire, Sandrine Landeau cite volontiers le premier récit de la Genèse dans lequel il est mentionné que Dieu «créa à l’homme à son image, (…) mâle et femelle.» Mais pour certaines ministres romandes, les arguments théologiques et anthropologiques ne semblent toutefois pas convaincants. «Je vis à la suite du Christ qui appelait Dieu son père et qui nous a enseigné à faire de même», déclare Véronique Monnard, diacre stagiaire de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), qui assure que cette «masculinité» n’est pour elle que symbolique: «Nous venons d’une mère et allons vers un père, de la même manière que nous allons vers Dieu.» Pour Emanuelle Dobler, pasteure à Fribourg, «il serait compliqué de prier un "iel", car cela n’évoque encore rien et il faudrait tout inventer derrière.»
Afin de se dégager des effets nocifs du patriarcat, la pasteure valaisanne Agnès Thuégaz, quant à elle, propose d’élargie le champ de la réflexion. «Une Église qui prie un "iel" et qui continue d’observer des schémas machistes, cela me gêne plutôt», souligne celle pour qui «l’Église est restée très masculine dans son fonctionnement». Selon Agnès Thuégaz, «agir sur le langage en premier est un peu accessoire. Et cela n’inclut pas ces personnes qui, depuis toujours, sont en relation avec Dieu en tant que figure paternelle.» Une donnée qui, à l’EPG, n’a toutefois pas été évacuée: «Le masculin n’a pas le monopole de Dieu, mais peut tout de même être utilisé dans nos liturgies. Notre idée est, à terme, que tous les pronoms puissent concerner Dieu», complète Laurence Mottier.