Crucifixion: de Madonna à la canette de Coca-Cola
Universellement connue, la croix des chrétiens, sur laquelle Jésus a été exécuté il y a près de 2000 ans, n’en finit plus de fasciner les artistes. S’attachant personnellement à des croix ou crucifiant des objets, notamment de consommation, pop stars ou artistes visuels profiteraient ainsi de «détourner un symbole resté très fort dans l’imaginaire collectif, que chacun identifie qu’il soit croyant ou non», explique Isabelle Saint-Martin, directrice d’études en sciences religieuses à l’Ecole pratique des hautes études de Paris (EPHE). Pour Nathalie Dietschy, professeure assistante d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne, la croix serait même «le meilleur motif pour véhiculer des messages», la recherche d’un «effet transgressif» n’étant d’ailleurs pas toujours liée à «une volonté d’offenser» de manière blasphématoire ou anticléricale.
«Madonna en est un excellent exemple», pose Isabelle Saint-Martin. La chanteuse s’est en effet crucifiée en 2006 lors de son «Confessions tour». Philippe Kaenel, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Lausanne, note que l’artiste «a toujours revendiqué une position catholique», déjà avec son nom de scène, et «manifesté autant l’envie de transgresser que celle d’affirmer sa propre croyance». Une démarche qui, selon Isabelle Saint-Martin, est même «assez loin de l’irrévérence», puisque «des versets de l’Evangile de Mathieu défilaient sur des écrans LED pendant ce concert. Madonna utilisait plutôt ici le symbole ultime qu’est la croix pour héroïser sa propre figure.»
Pour autant, «l’utilisation détournée du motif de la croix christique, au XIXe siècle, apparaît d’abord et avant tout dans des caricatures, au moment de la séparation entre l’Eglise et l’Etat français de 1905, qui impose la laïcité», expose Philippe Kaenel. «La crucifixion est alors systématiquement parodiée», dans un «fort anticléricalisme qui, en France, est toujours très actif, notamment chez Charlie Hebdo». Si à l’époque, l’idée est premièrement de «revendiquer une indépendance d’esprit par rapport à un ordre patriarcal établi et imposé par l’Eglise», comme le rappelle Isabelle Saint-Martin, les artistes vont parallèlement «s’approprier le motif du crucifié, en humanisant sa figure jusqu’à réaliser des autoportraits en croix». Une évolution qui imite celle opérée dans l’art religieux lui-même, qui au cours du Moyen Âge, a «progressivement remplacé la figure d’un Christ glorieux triomphant sur la mort par celui d’un corps douloureux, exprimant ainsi de la souffrance humaine».
«En exploitant la crucifixion, les artistes veulent parfois moins choquer que revendiquer», analyse encore Philippe Kaenel. «Le Christ, notamment dans la photographie contemporaine, est devenu une sorte d’alter ego ou de porte-parole», ajoute Nathalie Dietschy, qui cite notamment l’artiste afro-américaine Renée Cox. Cette dernière, en représentant en 1994 un homme noir crucifié, aurait ainsi «profité de la position du Christ et de ses bras ouverts, en signe d’accueil, comme motif d’inclusivité et de geste engagé». D’autres causes y passent, notamment avec l’art urbain du britannique Banksy, qui a représenté un Christ tenant des sacs de shopping en 2004, ou la crucifixion d’une canette de Coca-Cola par l’artiste belge Régis Gomez en 2022. «Ces œuvres dénoncent la réduction de l’espérance chrétienne au seul matérialisme», analyse Isabelle Saint-Martin, pour qui «la crucifixion est devenu le symbole de toutes les causes injustement négligées et de toutes les négociations politiques». Et de citer encore une œuvre datant de 1965, La civilisation occidentale et chrétienne, de l’artiste protestataire argentin Léon Ferrari, qui représente le Christ cloué sur un avion de chasse de l’US Air Force, aux ailes armées de bombes. «Il s’agissait alors de condamner les frappes américaines au Vietnam.»
Les messages véhiculés sont-ils pour autant toujours compréhensibles? Pour Philippe Kaenel, «le contexte compte parfois plus que le discours de l’artiste sur son travail», qui peut «fluctuer ou ne plus être écouté» en cas de mauvaise réception d’une œuvre. Il en veut pour preuve le Piss Christ (1987) du photographe américain Andres Serrano, «l’œuvre la plus vandalisée au monde», représentant un chapelet plongé dans de l’urine et du sang. «Une façon de parler de l’humanité et de la souffrance du Christ», exprime le spécialiste. «Saccagée par des jeunes catholiques traditionalistes à Avignon en 2011, l’œuvre n’avait généré aucun remous quand elle a été exposée à Beaubourg en 2008», note Isabelle Saint-Martin, qui précise l’intérêt de montrer la photo controversée avec toute la série dont elle fait partie. «C’est le danger de ce genre d’images, qui, avec les réseaux sociaux notamment, peuvent être vues par n’importe qui et hors contexte, comme l’ont été certaines caricatures de Mahomet.»
LV, Protestinfo
La crucifixion du Christ: un scandale en soi
La crucifixion du Christ n’a pas attendu ces détournements plus ou moins provocants pour indigner l’opinion publique. L’ouvrage collectif Scandale ou Salut? (Ed. Labor et Fides), paru en février sous la direction des théologiens lausannois Frédéric Amsler et Simon Butticaz, retrace largement les interrogations suscitées par cette mise en croix.
«Prêcher un homme crucifié, en affirmant qu’il était Fils de Dieu, était tout simplement impensable dans l’Antiquité», exprime le bibliste réformé et historien Daniel Marguerat. «Qui, au Ier siècle, irait chercher Dieu sur une croix?»
Mise à nu
La mort par crucifixion «est comprise comme l’ultime humiliation», précise le théologien genevois Andreas Dettwiler. «Dans les textes juridiques de l’époque, celle-ci compte parmi les peines les plus sévères que sont le bûcher, la décapitation et la condamnation aux bêtes. La crucifixion était presque toujours la pire de toutes, qualifiée de summum supplicum, peine maximale.»
Daniel Marguerat détaille encore: «Sa nudité est exposée; il ne reste rien de son honneur et don son intimité. Les railleries des badauds sont coutumières.» Pourtant, le plus important à relever aux yeux de l’historien, est que ce châtiment «signifie l’exclusion sociale de la victime, son rejet de la société. Elle n’est plus rien socialement, tous ses droits – même celui d’une mort digne – lui ayant été retirés.»
Slogan à contre-courant
«En son temps déjà, l’apôtre Paul ne faisait aucun mystère du "scandale" (skandalon). déclenché par cette mort», soulignent, dans leur introduction, Frédéric Amsler et Simon Butticaz – littéralement «un piège», «une pierre d’achoppement». En effet, alors que les Grecs ne juraient que par la sagesse et que les Juifs guettaient la venue d’un Dieu fort, cette crucifixion sonne comme une absurdité, une «folie» pour reprendre le terme de l’apôtre.
Pour autant, loin de se laisser tenter par une «forme de "cancel culture" avant l’heure», formulent les directeurs d’ouvrage, les premiers croyants ont assumé le paradoxe et se sont efforcés d’en capter le sens. «Il fallait l’audace de l’apôtre Paul pour faire de la croix un slogan religieux», formule Daniel Marguerat, notant que celui-ci est «le premier à penser la foi chrétienne non à partir de la vie de Jésus, mais à partir de sa mort».
Le bibliste insiste sur la rupture totale qu’opère alors le christianisme, qui fait «éclater nos représentations du divin» en posant que, grâce à la croix, «le croyant n’est plus condamné à construire sa valeur pour devenir acceptable», mais devient enfant de Dieu. Et de conclure: «Plus qu’un scandale, le Dieu qui se révèle à Golgotha est un défi à notre imaginaire religieux».
ASS, Protestinfo