Nouées, religions et haute couture vont parfois jusqu’à en découdre
Dieu serait-il de tous les défilés ? En tout cas, du christianisme à l’islam, codes et décorum religieux se faufilent jusqu’à la haute couture… Mais de la robe de bure au hijab, les références à la religion ne sont-elles que de la pure provoc pour ces génies du style, ou les grands couturiers désirent-ils simplement broder sur la réalité du monde spirituel?
«Les religions en haute couture? On n’en est parti sorti!» s’amuse le journaliste de mode et documentariste parisien Loïc Prigent. Ex-chouchou de Karl Lagerfeld – qui lui a accordé nombre d’entretiens filmés que prisent tous les «modeux» qui se respectent – il en aurait d’ailleurs presque marre, de ces références au sacré dans la mode. «Il y a tellement de choses à piocher partout, d’influences à s’approprier», s’insurge-t-il doucement avant d’assurer que la tentation religieuse a de tout temps traversé la haute couture. «Les grands directeurs artistiques de maisons de couture ont toujours flirté avec l’irrationnel et le surnaturel, avec l’idée de transcender le vêtement.» Et d’ajouter que «ces génies», au moment d’être touchés par l’inspiration, «se disent bien souvent connectés à quelque chose qui les dépasse, et qui leur dictent des images».
«En janvier dernier, la collection Fendi, imaginée par Kim Jones, utilisait encore le décorum catholique romain, avec des reproductions de dentelles très clairement inspirées des robes de clergé du Vatican, en jaccard», se souvient-il. «Le plus intéressant, c’était les chaussures. Vingt centimètres de talons au moins!», comme pour rapprocher du ciel des mannequins à qui Kim Jones aurait demandé de se sentir tels des «créatures célestes». Rien que ça.
Cela ferait donc bien longtemps que les habits liturgiques entêtent les designers de mode. Pour Dominique Vidoz, qui enseigne le stylisme et le modélisme à l’École Dubois de Lausanne, Coco Chanel, qui lance sa petite robe noire en 1926, était elle aussi un peu habitée: «Orpheline à 12 ans, Gabrielle Chanel a grandi dans un couvent et a appris à coudre avec les sœurs, dont les robes noires lui auraient inspiré son célèbre vêtement». «Coco» serait même allée jusqu’à piquer aux vitraux de l’Abbaye d’Aubazine, en Corrèze, les «C» entrelacés qui feront son célèbre logo.
La référence religieuse peut toutefois conduire à l’irrévérence. Ayant repris la direction artistique de la maison Chanel depuis 1983, Karl Lagerfeld, en 1994, est celui par qui le scandale arrive. En faisant défiler Claudia Schiffer dans une robe dont le bustier est brodé de versets du Coran, le couturier allemand choque une partie de l’opinion publique. «L’affaire va tellement loin que Lagerfeld retire ce modèle de sa collection, allant jusqu’à le détruire», se souvient Dominique Vidoz, ajoutant que «pour les autorités musulmanes de France, cela ne passe pas». Un jeu pour le moins dangereux avec les codes que Luka Maurer, créateur de la marque Garnison à Porrentruy, observe avec précaution: «Il résulte souvent de ce genre de références religieuses trop littérales une provoc finalement assez pauvre.»
Pour le créateur jurassien, passé par la Haute École d’art et de design de Genève, «la radicalité est moins intéressante que la nuance». Pour l’artiste, le religieux doit s’insinuer plus subtilement dans le vêtement, comme en sous-texte. En témoigne sa dernière collection, marquée par l’œuvre du peintre Gaspard David Friedrich. Dans les œuvres de ce romantique allemand, le ciel et la terre se confondent. Une nature unique et totale dans laquelle Luka Maurer perçoit son propre rapport à Dieu.
Mais le seul habit ne fait pas le religieux, dans la haute couture. Pour Luka Maurer, «les défilés ont quelque chose de sacral, le catwalk pouvant rappeler la file de fidèles attendant de recevoir l’hostie». Chez Balenciaga, d’ailleurs, «tous les défilés ont lieu le dimanche matin», décrit Loïc Prigent. Un hommage au fondateur de la prestigieuse maison, le couturier Cristobal Balenciaga, disparu en 1972, et «qui était connu pour aller tous les jours à la messe».
Le journaliste parisien met toutefois en garde sur l’abondance de références chrétiennes, dans un marché qui a considérablement changé ces dernières années: «La clientèle issue du Moyen-Orient est désormais non-négligeable, et n’a pas forcément envie d’arborer sur ses vêtements cet univers-là», renseigne Loïc Prigent. À l’inverse, beaucoup de créateurs se sont désormais saisis du vestiaire islamique. Mais quand Dolce & Gabbana lance une collection de hijabs et de abayas (robe islamique portée au-dessus des vêtements, ndlr) en 2016, la griffe italienne provoque elle aussi l’ire de l’opinion publique. La philosophe et féministe française Elisabeth Badinter allant jusqu’à en proposer le boycott, alarmée par le risque communautariste vers lequel le voile, selon elle, pourrait mener la France.
Selon Yannick Aellen, fondateur du réseau zurichois Mode Suisse, qui a notamment travaillé avec Lady Gaga sur le lancement de son parfum en 2012, «il y a évidemment, pour ces grandes maisons de couture, un certain opportunisme commercial à produire des burqas ou des voiles, mais cela est compréhensible et légitime». Et d’ajouter que, «au-delà de de la dimension religieuse, la présence indiscutable dans l’espace public de ces tenues portées par des femmes musulmanes peut donner envie d’en revisiter la forme et les drapés».
Du côté de l’École Dubois, où Dominique Vidoz forme peut-être les grands couturiers de demain, «l’affirmation de l’appartenance religieuse est de plus en plus une réalité au sein des volées d’étudiants». Confiant voir cette tendance s’affirmer chez ses élèves, l’enseignante déclare y voir «une saine revendication identitaire: l’envie artistique qui semble mouvoir ces jeunes est celle de jouer carte sur tables, de ne pas se cacher et, à terme, de pouvoir mettre toutes les religions sur le même plan».