Une parole à l’ombre de la politique

Une parole à l’ombre de la politique

En se rencontrant, colons et Palestiniens espèrent se réapproprier l’avenir hors d’un combat politique qu’ils estiment voué à l’échec. Une mise à distance du pouvoir très critiquée.

Photo: ©Bruce Shaffer|association Roots

Aline Jaccottet, Jérusalem/Tekoa

Quelque part à Jérusalem-Est, un jeudi soir. Une vingtaine d’Israéliens et de Palestiniens sont assis à la même table. Grignotant des chips et buvant du coca, ils écoutent attentivement une présentation: celle de Karen, une juive religieuse qui leur explique le sens de la fête de Tisha Be’Av. Avec Marwan, musulman, elle est coordinatrice de ce groupe formé par l’Interfaith Encounter Association qui organise des rencontres à tous niveaux entre juifs, chrétiens et musulmans dans la région. Ce soir, c’est un peu particulier, car les participants sont des habitants de Maale Adumim, la plus grande colonie de Cisjordanie, et de villages palestiniens.

«Je me suis réjouie de sa mort»

Les réunions entre colons et Palestiniens ne datent pas d’hier. «L’idée a commencé à faire son chemin lorsque les Israéliens ont réalisé qu’ils s’installaient à long terme en Cisjordanie, ce qui n’était pas évident en 1967», explique Yaïr Sheleg, analyste à l’Institut pour la démocratie en Israël. Menahem Froman, rabbin de Tekoa, une colonie entre Bethléem et Hébron, en a été le précurseur. Ses vues avaient beau être marginales, l’homme était devenu une star du dialogue et ses funérailles en 2013 ont été suivies par des milliers d’Israéliens de toutes tendances.

Le flambeau est aujourd’hui porté par sa famille, notamment par sa belle-fille Michal Froman. Une jeune femme de 34 ans, mère de cinq enfants, poignardée il y a deux ans par un ado palestinien alors qu’elle était enceinte. Rencontrée à Tekoa, elle raconte ce dramatique épisode d’une voix douce: «Dans l’ambulance, je me suis d’abord réjouie à l’idée de sa mort. Puis j’ai réalisé que la vengeance ne résoudrait rien et j’ai entrepris de m’investir afin que nous apprenions à nous respecter». La fille de Michal est née en bonne santé. Depuis, sa mère dont l’agresseur purge une longue peine de prison milite activement pour le dialogue.

La réalité niée

Un dialogue lors duquel bien souvent, on évite de parler politique. C’est là le paradoxe fondamental: tenter d’ignorer le pouvoir alors qu’on est là précisément parce qu’il pèse de tout son poids sur la vie des participants. Mais à l’Interfaith Encounter Association, la règle est claire: on ne s’exprime que sur sa foi ou ses expériences personnelles. «Le risque de se bagarrer est trop grand. Et puis, constater une fois de plus qu’on n’est pas d’accord, qu’est-ce que ça changerait?», interroge Karen, la coordinatrice de la rencontre de Jérusalem.

Pour Mohammed Abu-Nimer, professeur en résolution de conflit auprès de l’American University de Washington, DC, cette attitude est profondément problématique. «En refusant de parler politique, on met de côté les enjeux de pouvoir et l’on nie la réalité: il y a un oppresseur et un opprimé. À terme, cette attitude condamnera le dialogue à moins que les participants montrent qu’ils sont capables de se mobiliser concrètement face à l’injustice. Le dialogue entre Sud-africains n’a réussi que parce qu’il était basé sur le rejet de l’apartheid», relève-t-il.

Pas de dialogue avec des «criminels»

À Bethléem, Nidal Abou-Zoulouf va plus loin encore. Ce chrétien palestinien engagé de longue date dans la résistance non violente n’a pas de mots assez durs pour condamner ces rencontres. «Selon le droit international qui est ma seule référence, les colons sont des criminels de guerre, car ils se sont installés dans des territoires occupés illégalement par Israël. Parler avec eux? Pourquoi pas? À condition qu’ils partent, qu’ils reconnaissent nos droits et résistent avec nous à l’injustice qui nous est faite», affirme-t-il. Ces critères n’étant pas près d’être remplis, Nidal Abou Zoulouf fustige «une tentative honteuse de présenter l’occupation sous un visage avenant».

Se réapproprier l’avenir

Ces critiques, Yehuda Stolov les entend. Cet homme à la tête de l’Interfaith Encounter Association et engagé depuis trente ans dans le dialogue interreligieux y répond par une tout autre lecture de la situation. À ses yeux, il n’y a plus rien à attendre d’un combat collectif dans l’arène politique ou juridique. «Cela fait des années déjà que le pouvoir est une coquille vide. Les politiciens sont déconnectés de notre réalité», affirme-t-il. La solution, la vraie, passe selon lui par les liens de confiance établis entre croyants, à un niveau individuel. «Certes, le rapport de force avec les Palestiniens est inégal, mais ce n’est pas une raison pour ne pas leur tendre la main. La durabilité de la paix qui sera signée un jour ne dépendra que des bonnes relations que nous aurons pu établir avec eux. L’avenir est entre nos mains», dit-il avec espoir.