L’imam qui aimait l’aube

L’imam qui aimait l’aube

Abdelwahid Kort est l’imam du Complexe culturel musulman de Lausanne, plus grand lieu de culte musulman vaudois
Une mission ardue dans laquelle il ne reçoit pas d’autre soutien que la gratitude de ses fidèles et «l’aide d’Allah».

Photo: Abdelwahid Kort

Par Aline Jaccottet

Il apprécie particulièrement la fin de la nuit, ce moment où la lumière de l’aube, inlassablement, pénètre l’obscurité pour la vaincre. Depuis toujours, Abdelwahid Kort se lève tôt, et à une heure où le monde est encore paisible, il entre en dialogue avec Celui qui jamais ne dort: Allah. «À ce moment-là, je fais le plein d’énergie en Lui ouvrant mon cœur, en Le laissant m’inspirer», raconte-t-il. L’imam prie chez lui, près de sa femme et de ses quatre enfants profondément endormis, puis il s’en va méditer dans le parc de Valency, tout proche. «L’air est pur, je vois le jour se lever alors que j’invoque Dieu et ma fatigue s’envole», dit-il avec un sourire.

Sans ces moments-là, Abdelwahid Kort risquerait l’épuisement, car il répond seul aux états d’âme et aux interrogations de pas moins de 700 personnes. Le complexe n’a pas les moyens de payer un assistant qui puisse le soulager de quelques tâches. Quant à son épouse, elle n’assume pas de fonction à ses côtés, même si elle enseigne l’islam et l’arabe le samedi aux enfants de la communauté. «Elle élève nos quatre enfants et gère mes absences avec une patience infinie, c’est déjà beaucoup», souligne-t-il.

Le couteau suisse de la mosquée

L’imam Kort n’est pas souvent chez lui, même s’il habite au dernier étage du bâtiment qui abrite la mosquée et le centre communautaire. Il doit en effet assumer un cahier des charges long comme le bras. Il y a bien sûr les tâches officielles, telles que les cinq prières (imam vient d’ailleurs du mot arabe amâma qui signifie «devant», l’imam étant devant les fidèles pour prier à la mosquée), l’organisation de cours et conférences, la visite des prisons et des hôpitaux, la gestion des mariages, des enterrements et des circoncisions.

«Mais la réalité va bien au-delà», affirme Abdelwahid Kort. C’est qu’aux yeux de ses fidèles, sa parole a une valeur particulière, quel que soit le sujet sur lequel on l’interpelle. Il doit ainsi faire face à toutes sortes de questions qui dépassent l’interprétation du Coran et des hadiths, les paroles du prophète Mohammed. «On me sollicite pour trouver du travail, obtenir des papiers, mettre en relation des célibataires en vue du mariage, sortir quelqu’un de la toxicomanie ou de l’alcoolisme, aider des personnes en conflit à se parler. Et quel que soit l’effort que cela me coûte, je dois toujours être positif, transmettre une énergie forte, aider les gens à vivre», raconte-t-il avec un sourire dans son français chantant.

Avec le temps, il a pris la distance intérieure nécessaire à l’accomplissement des tâches les plus pénibles de son métier, comme l’accompagnement des mourants, mais Abdelwahid Kort ne se résout pas à son impuissance face à certains problèmes. «Mon psychiatre, dans ces moments-là, c’est Dieu. Je ne me confie qu’à Lui sur les difficultés que je rencontre en tant qu’imam. Ma femme n’a pas à porter cela».

Des fatwas au plus près du contexte

Outre le travail social et psychologique, Abdelwahid Kort a une autre mission, spécifique celle-ci à son statut: le conseil aux fidèles à la lumière de l’interprétation des textes fondateurs de l’islam. Il s’agit du Coran bien sûr, mais aussi des hadiths, ces récits de la vie du prophète Mohammed, et de tout le corpus juridique élaboré par les savants musulmans au fil des siècles. «Chaque jour apporte son lot de questions auxquelles je dois faire face. Chaque humain est un univers, il n’y a jamais de réponse standard», dit-il en remettant machinalement son calot sur la tête.

Né à Tunis, Abdelwahid Kort est rattaché à l’islam malékite, l’école de droit musulman répandu au Maghreb et dans les pays du Golfe. Il en existe trois autres dans le monde sunnite: les hanafites (Europe de l’Est, Turquie), les chafiites (Asie du Sud-Est) et les hanbalites (Pakistan). «Lorsque je donne des fatwas (avis de droit, NDLR), j’émets l’avis le plus en adéquation avec le contexte dans lequel vit le fidèle. J’essaie toujours de relier le texte au contexte», précise-t-il.

Attirer les anges

Il y a les paroles… il y a les actes, surtout. Abdelwahid Kort le sait, la manière dont il se comporte est scrutée par les fidèles. Il essaie donc d’être un exemple «en tout: dans la manière dont je marche, dont j’échange avec autrui, dont je mange…» Dont il mange? Oui, parce que l’imam, outre le respect de l’hallal (la nourriture autorisée dans l’islam), cherche à se nourrir «bio et sain». Cette attention de tous les instants passe aussi par les vêtements et Abdelwahid Kort, démentant l’adage selon lequel «l’habit ne fait pas le moine», tient à s’habiller… en imam, c’est-à-dire d’une longue djellaba de couleur sobre et d’un calot sur la tête. «Je ne cherche pas l’ostentation, d’ailleurs je ne m’habille pas comme ça pour aller à la Migros. Mais ces vêtements mettent les fidèles en confiance», explique-t-il. L’imam embaume l’eau de toilette… coquetterie ou acte de foi? «Je ne le fais pas pour autrui, mais pour m’aider à évoluer dans une atmosphère spirituelle. On dit que le prophète aimait le parfum: ce qui est beau et bon attire les anges», glisse-t-il. Et de citer son maître en islam, Sidi Naji, que l’on aurait pu suivre à la trace tant il se parfumait.

«La formation actuelle est insuffisante»

À l’heure du débat autour de la formation des responsables musulmans (voir notre article à ce sujet), le parcours d’Abdelwahid Kort montre que tous les chemins mènent à l’imamat. Sa participation aux mouvements de révolte contre l’ancien président Ben Ali en 1991 lui ferme les portes du baccalauréat. Exilé en Libye puis en Syrie où il aura vécu sept ans, il se passionne pour la poésie, la philosophie et la langue arabes, s’instruisant «sur le tas» et dévorant toute la littérature arabe et islamique possible, dès qu’il en a le temps. C’est ainsi qu’il se forme avant de prendre ses fonctions à Lausanne en 2009. «J’ai aussi beaucoup appris dans les échanges de tous les jours avec les fidèles. Ma formation, ç’a été d’essayer de répondre à leurs attentes», précise-t-il.

L’offre actuellement proposée par les universités de Genève et Fribourg, il la juge «importante, mais insuffisante. Connaître le français, les institutions, c’est bien, mais nous sommes des psychologues, des éducateurs, des enseignants, des travailleurs sociaux… nous avons besoin de tout!» Abdelwahid Kort se dit prêt à apprendre, non seulement pour améliorer ses compétences, mais aussi pour «abolir les soupçons et les ambiguïtés autour de notre fonction. Il faut écouter les imams. En aidant les musulmans à être de meilleurs citoyens, ils peuvent contribuer au bien-être de la Suisse», conclut-il.