Même dans les Eglises, la Bible a été remplacée

Même dans les Eglises, la Bible a été remplacée

Dans son dernier livre, le journaliste religieux Kenneth A. Briggs recherche la Bible dans la vie publique américaine.

Photo: Kenneth A. Briggs ©RNS/Emily McFarlan Miller

Propos recueillis par Emily McFarlan Miller, RNS/Protestinter

Kenneth A. Briggs travaille pour le «Godbeat» depuis des années, mais aussi en tant que journaliste spécialisé à Newsday, rédacteur de la rubrique religieuse du New York Times et depuis peu en tant que contributeur au National Catholic Reporter.

Durant sa carrière, ce méthodiste de toujours a vu la Bible «devenir une pièce de musée, vénérée comme un trésor, intrigante et intouchable», ainsi qu’il l’écrit dans son livre «Le Bestseller invisible: A la recherche de la Bible en Amérique.»

Kenneth A. Briggs a donc entrepris un voyage de deux ans à travers le pays pour enquêter sur la disparition de la Bible de la sphère publique et voir à quels endroits il la trouverait encore. Il a documenté ce voyage dans son ouvrage, paru ce mois-ci aux Etats-Unis.

En chemin, il a rencontré un professeur d’homilétique qui encourageait ses élèves à explorer le texte en se mettant dans la peau des personnages des récits bibliques. Il a croisé dans les universités évangéliques des professeurs surpris par le peu de connaissances bibliques de leurs nouveaux étudiants. Il a assisté à une réunion de personnes promouvant la Bible à Orlando, Floride, inquiètes du fait que personne ne lisait leurs tomes. Il est allé à la convention de la Society of Biblical Literature à Chicago et dans une église presbytérienne traditionnelle en Pennsylvanie. Il a été profondément touché par sa visite dans une prison fédérale de l’Etat de New York, où, dit-il, les détenus connaissaient la Bible mieux que lui.

Kenneth A. Briggs s’est entretenu avec RNS à propos de ce qu’il a appris. Interview.

Quand vous affirmez que la Bible est en train de disparaître de la vie publique, que voulez-vous dire?

Eh bien, les gens ne la lisent pas tellement, et elle n’apparaît pas dans le discours public. Elle n’émerge pas vraiment, et les gens n’en ont pas conscience. La Bible est en quelque sorte en dehors de l’espace public, d’une manière que je n’avais jamais connue auparavant.

Dans vos voyages et dans tous les lieux où vous êtes allé la chercher, y a-t-il un endroit où vous vous attendiez à voir la Bible et où elle n’était pas?

Dans les Eglises de type «megachurch», c’est-à-dire celles qui sont chargées d’audiovisuel, d’électronique et de musique. J’ai été vraiment abasourdi par ce que je voyais comme une version alternative du christianisme, promue par ces moyens. Je ne considère pas ces Eglises comme «bibliques» au sens strict. Je les ai plutôt trouvées hautement stylisées, ainsi que les images de Jésus véhiculées par ces vidéos. D’une certaine façon, j’ai été presque choqué qu’ils s’écartent ainsi de l’image beaucoup plus complète du Nouveau Testament. J’ai été très surpris.

Où étiez-vous le plus surpris de trouver la Bible?

Je ne sais pas s’il y a eu de grandes surprises. Mais dans les groupes de personnes que j’ai côtoyés, il y avait des gens qui avaient une approche assez «grave», qui étaient au corps à corps avec la Bible. Ils voulaient vraiment savoir ce que c’était. Cela a été la découverte la plus surprenante. Beaucoup d’études bibliques se limitent plus ou moins à de l’apprentissage par cœur ou à ce qu’on appelait le «système bancaire de l’éducation», où un «banquier» distribue des choses, et où les participants prennent et s’en vont.

J’ai passé un peu de temps avec Anna Carter Florence qui enseigne l’homilétique au Columbia Theological Seminary, en Géorgie. C’est une personne plutôt intéressante, qui a puisé son inspiration dans son expérience du théâtre de répertoire à Yale, et elle a apporté cela au domaine de la prédication. Voilà ce qu’une étude biblique peut être: un lieu où les gens endossent le rôle des personnages des récits bibliques. Cela assouplit suffisamment le processus pour permettre aux participants de se demander si cela peut devenir personnel.

Malgré le rôle diminué de la Bible dans notre société, elle est toujours répertoriée dans le Guinness World Records comme le livre le plus vendu au monde. Qu’est-ce que cela dit de nous?

Dans une certaine mesure, nous aimons encore la considérer comme un artefact, ou un objet-souvenir, ou encore un cadeau à faire à des gens dont nous pensons qu’ils lisent la Bible, même si ce n’est pas notre cas. Elle reste donc très populaire de cette façon, et aussi comme quelque chose se rapprochant d’une patte de lapin — je ne veux pas le dire, mais c’est presque cela. Il devrait y en avoir une dans chaque maison, et la moyenne se situe entre quatre et cinq.

Selon vous, quelle est la place actuelle de la Bible dans la vie publique américaine, et comment l’avez-vous vue évoluer? Quelle était-elle avant?

La Bible est largement méconnue. De même, elle est à la portée de tout le monde, mais on ne présume plus que les gens le savent. Avant, on pensait que l’on devait connaître quelque chose de la Bible. Et effectivement, les choses à faire et à ne pas faire étaient largement assimilées lorsque la Bible était considérée, à tout le moins, comme un livre de règles morales qui vous donne les directives pour entrer dans le ciel ou pour mener une vie décente. Mais je ne veux pas être cynique.

Comment pensez-vous que tout cela nous a touchés en tant que culture? Quel impact sur la façon dont nous abordons la religion, la politique et la vie publique?

Une chose qui nous manque, c’est le potentiel d’élargir les esprits, les cœurs et les opinions. Je pense que la Bible est le tremplin qui nous ouvre à toutes sortes d’idées, de pensées, et de croyances sur le sens de notre vie. Et je pense que sans elle, nous sommes plus étroits d’esprit et nous avons une vision tronquée des possibilités qui s’ouvrent à nous. Je ne pense pas que nous accédions à un panorama plus complet en nous coupant de la source qui est à la base de tant de découvertes. La Bible permet que nous nous sachions appartenir à plus que nous-mêmes ou notre communauté immédiate.

Dans votre livre, vous évoquez l’émergence d’un «christianisme sans Bible»? Pouvez-vous nous parler du rôle que cela joue dans la culture américaine?

L’arrière-plan est bien sûr la Réforme, qui a donné à au moins une partie des chrétiens un accès à la Bible comme jamais auparavant. Notre histoire consiste plutôt en un christianisme sans Bible édicté ou défini principalement par une Eglise hiérarchique, et non par les gens qui lisaient la Bible... Nous avons gagné la liberté de l’approcher, mais aujourd’hui, nous avons laissé l’exploration de la Bible aux médias, au divertissement, à des interprétations préfabriquées et livrées par audio ou vidéo. Ainsi, il n’y a plus qu’une Bible de substitution qui n’est pas la Bible en soi; dans le même temps, les gens ne lisent plus cette dernière.