L’admirable prospérité helvétique, provocation ou naïveté?

L’admirable prospérité helvétique, provocation ou naïveté?

Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées

Daniel Neeser, pasteur retraité de l’Eglise protestante de Genève, réagit face à la position de Jacques-André Haury sur l’initiative populaire fédérale «Pour un revenu de base inconditionnel».

Photo: CC (by-nc-nd) Bruno Parmentier

Un anachronisme. Nous ne sommes plus au 16e siècle et le travail a changé dans son rapport à l’humain, dans son rapport au capital, dans sa dimension géopolitique. Ce qui est dit de la Réforme et de sa conception du travail qui «constitue l’un des apports les plus déterminants de la Réforme à la prospérité des sociétés occidentales» ne vaut plus aujourd’hui. Cet anachronisme disqualifie le propos. Et quand bien même nous héritons d’une certaine manière de cet apport, M. Haury ne sait-il pas que le travail est devenu (resté?) le lieu d’une exploitation de beaucoup au profit de certains et que cette prospérité qu’il vante s’est faite aussi sur le dos, l’âme et le cœur de millions de gens?

Provocation ou naïveté?

Comme au 16e siècle et dans les siècles suivants, le travail est aussi, et pour bien des humains, une aliénation. M. Haury n’a probablement pas lu l’étude bien connue: L'éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber (parue en 1904 et 1905), dommage. Si je partage son analyse qui propose que «la Réforme a rompu de façon radicale avec la tradition catholique médiévale qui voyait dans le travail une forme de punition», je prétends qu’on ne peut plus dire sans autre aujourd’hui «que le travail de l’homme est profitable à lui-même et à la société et qu’il lui permet de poursuivre l’œuvre de Dieu, [et que] par son travail, l’homme devient collaborateur de Dieu». Naïveté ou provocation? Il faut le dire haut et fort et en tant que protestant: cela n’est pas le cas pour des millions d’hommes et de femmes, de vieillards et d’enfants dans le monde d’aujourd’hui. Quand M. Haury écrit que «sur cette valeur morale et spirituelle donnée au travail, les sociétés protestantes ont fondé une admirable prospérité qui a permis le bien-être matériel de tous et a contribué à éradiquer la misère», j’ai dû relire deux fois la phrase! Que fait-il des méfaits de la colonisation de l’Amérique où bien des protestants s’illustrèrent, que fait-il des injustices criantes en Suisse entre pauvres et riches dès l’ère industrielle et jusqu’à nos jours? Quand il prétend qu’ «aujourd’hui encore, on peut observer que la situation économique est meilleure dans les pays héritiers de la Réforme, et notamment que le chômage y est plus bas», je me demande ce qu’il fait aujourd’hui des working poors en Suisse, ou ce qu’il connaît de la vie actuelle de la paysannerie helvétique quand on sait que près d’un paysan sur quatre ne parvient pas à subvenir à ses besoins et vit en dessous du seuil de pauvreté.

Une insulte?

L’affirmation que «le RBI mélange les faibles et les oisifs» (sic) me choque. Là, M. Haury frise l’insulte et, de fait reprend le vieux discours de droite qui stigmatise la pauvreté et met toutes les barrières possibles au partage. Une fois de plus les pauvres sont coupables de l’être, sont des «oisifs» et les riches les bénis de Dieu. Une fois de plus le couplet est entonné d’une Suisse prospère grâce à son travail, une Suisse hors du temps qui pense ne rien devoir aux autres. Mais diantre, les temps sont encore là où la Suisse doit répondre du vol organisé de sommes astronomiques, depuis les avoirs spoliés aux juifs jusqu’aux sommes cachées par le secret bancaire et à celles blanchies dans cette si prospère Helvétie. Face à ces pratiques, qui sont les faibles et les oisifs?

M. Haury a-t-il bien lu les textes?

Le RBI n'est pas une mesure contre le travail et sa valeur. Il vise, certes maladroitement, à permettre de travailler à ceux qui en sont empêchés: petits indépendants, parents voulant travailler à temps partiel, créateurs d'entreprises; il donnerait une sorte de bourse de départ à tous comme à ceux qui sont tombés... Davantage encore, en reconnaissant le travail non salarié, le RBI est proche de la fameuse éthique protestante qui valorise le travail pour lui-même et non pour le salaire qu’il produit. La folle audace du RBI est de dissocier le travail du revenu, d’offrir une sorte de prime à l’existence, un don de départ dans la vie. Utopie ou espérance? Peut-être les deux mais que le débat est difficile!

Instrumentaliser Luther?

Enfin, proposer de profiter du 500e anniversaire de la Réformation, pour «rappeler les fondements spirituels de l’éthique protestante du travail qui fut et qui demeure si profitable à nos sociétés occidentales; une éthique que les protestants peuvent sans rougir apporter au débat interconfessionnel, et même au débat interreligieux» est une proposition scandaleuse au sens biblique de ce qui fait trébucher. Outre les scandales financiers mentionnés, les enjeux écologiques de la surproduction-surconsommation actuelle semblent vraiment inconnus à notre auteur. Non, n’exploitons pas Luther et sa foi de cette manière!