La laïcité, «une trame de fond pour vivre ensemble»

La laïcité, «une trame de fond pour vivre ensemble»

A Genève, le projet de loi sur la laïcité de l’Etat (PL LLE) a été déposé au Grand Conseil. Pour la première fois depuis 1907, de nouveaux rapports entre l’Etat et les communautés religieuses vont être institués. Un socle législatif nouveau, issu d’un long processus. Quelles sont les articulations nécessaires entre les domaines politiques et religieux? Le conseiller d’Etat Pierre Maudet, en charge du Département de la sécurité et de l’économie, et le président de l’Eglise protestante de Genève Emmanuel Fuchs engagent le dialogue. Ils partagent la conviction qu’une laïcité constructive constitue aujourd’hui la base nécessaire pour la paix sociale.

Photos: Pierre Maudet (à gauche): CC(by-sa) United States Mission Geneva – Emmanuel Fuchs: CC(by-nc) FEPS

Propos recueillis par Chantal Savioz, «La Vie protestante — Genève»

Genève vit aujourd’hui sous le régime de la loi de 1907 établissant la stricte séparation entre pouvoir politique et religieux… On voit mal les caractéristiques d’un Etat moderne et responsable…

Pierre Maudet: L’une des vertus de la nouvelle Constitution c’est d’avoir inscrit la notion de laïcité dans son article 3, autant dire au frontispice de l’Etat. La laïcité étant une valeur républicaine, cette inscription était un impératif. L’Etat a dû ouvrir un chantier en se demandant: «C’est quoi une communauté religieuse?» et «Quel type de relations l’Etat doit-il entretenir avec elles?» Nous avons lancé une consultation qui a permis de prendre en compte les points de vue de toutes les communautés. A ce propos, je tiens à remercier mon prédécesseur Gérard Ramseyer, il a soutenu l’activité du Centre intercantonal sur les croyances (CIC) qui représente la diversité religieuse à Genève. C’est tout à l’honneur de notre canton que d’avoir un centre de compétences comme celui-là.

Ce sujet me passionne. Lorsque j’étais président du Parti radical genevois (2005 – 2007), j’avais déjà le pressentiment que la laïcité allait être la trame de fond de la question de la paix sociale, du vivre ensemble. Le processus mis en place se révèle aussi important que le projet de loi auquel il a abouti (voir encadré ci-dessous, NDLR). Tout l’enjeu était de prendre le temps de réfléchir à la création d’un cadre adéquat. Ce processus n’est pas terminé d’ailleurs. La phase parlementaire est actuellement intéressante. Et peut-être débouchera-t-elle sur une phase référendaire?

Emmanuel Fuchs: Le processus est en effet intéressant. La situation de séparation entre Eglise et Etat est particulière. Genève est le seul canton en Suisse qui vit encore aujourd’hui sous un régime de stricte séparation. Je me souviens des événements du Temple solaire, en 94. L’Etat découvrait alors soudainement qu’il devait s’intéresser aux questions religieuses. Globalement, la situation a énormément évolué ces trente dernières années. La loi de 1907 ne reflète en rien la société d’aujourd’hui. On est dans un monde pluraliste, avec des différences de cultures, de langues, de religions qui montrent bien que l’on doit composer. Sur le terrain, dans nos ministères, nous sommes constamment aux prises avec cette société plurielle, et la question du vivre ensemble. Je suis également soulagé d’aboutir enfin à un cadre législatif qui envisage une laïcité ouverte, une laïcité constructive et d’intérêts communs.

Nous sommes en proie, qu’on le veuille ou non, au retour du religieux sous ses expressions parfois les plus menaçantes… Ne vaudrait-il pas mieux accélérer ce processus?

P. M.: Les attentats perpétrés contre Charlie Hebdo et contre l’Hypercacher en janvier 2015 ou ceux du 13 novembre de la même année ne relèvent pas uniquement du religieux. La question sous-jacente et diffuse qu’ils soulèvent c’est au fond de savoir si l’islam est soluble ou pas dans la démocratie… La question religieuse est peut-être intéressante. Mais sociologiquement — et là, c’est le patron de la police qui s’exprime — on se trouve dans le domaine strict de l’ordre public. Il serait faux et abusif de parler de prémices uniquement religieux. Au terme de 2015, je suis persuadé que cette loi est nécessaire, mais elle ne sera pas suffisante.

E. F.: Cette terrible année 2015 nous a montré à quel point notre Eglise a intégré l’expérience du vivre ensemble. Nous travaillons tous les jours pour la cohésion sociale. Récemment, j’ai rencontré votre collègue Mauro Poggia sur la question de l’intégration. L’Etat ne peut pas faire comme si nous n’existions pas. Dans le monde religieux, certaines communautés ont porté ce souci de la dimension sociale et du bien-être. Pas toutes. C’est de la responsabilité de l’Etat de savoir avec qui il traite, quels sont les partenaires crédibles pour pouvoir, en effet, construire cette paix sociale.

Nous essayons de faire valoir un héritage qui a contribué à faire de Genève une ville ouverte, tolérante. Sur ce point, notre canton a toujours un peu de difficultés avec sa propre histoire. En 2009, il ne s’est pas vraiment intéressé aux festivités de Calvin. Nous verrons dans quelle mesure autorités cantonales et communales vont s’impliquer dans les commémorations des 500 ans de la Réforme en 2017.

Pourquoi cette peur de se commettre avec le monde religieux, y compris lorsqu’il s’agit de sa propre histoire?

P. M.: Il y a eu quelques ambivalences. Si je me réfère aux célébrations de l’anniversaire de Calvin, l’Etat n’était pas suffisamment présent alors même que certaines manifestations étaient organisées au Parc des Bastions. L’histoire de Genève est faite de ces ambivalences. J’ai prêté serment sur les saintes Ecritures dans la Cathédrale, ce qui n’est pas exactement l’expression d’un Etat laïc. L’Etat et le monde religieux vivent de fait dans une forme de compagnonnage. On va devoir sortir de l’ambiguïté parce que la Constitution nous y invite et parce que c’est dans notre intérêt à tous aujourd’hui. Comme le dit l’adage: on ne sort de l’ambiguïté qu’à son propre détriment. La vision de la laïcité impose une clarification qui peut être un peu douloureuse pour l’Eglise aussi. Je pense à la contribution ecclésiastique qui met sur un piédestal trois Eglises par rapport aux autres…

E.F.: Je suis en relation régulière avec la Ville de Genève, concernant les célébrations des 500 ans de la Réforme en 2017. Les demandes d’autorisation pour occuper l’espace public relèvent d’une tracasserie administrative quotidienne. Le PL LLE ne va pas nous rendre la tâche plus facile. Nous ne pouvons pas toujours témoigner de qui nous sommes dans un lieu privé et fermé comme le veut le projet. A chaque demande, nous sommes à la merci de l’arbitraire, du jugement d’un fonctionnaire, lequel souvent refuse pour ne pas avoir d’ennuis. Et je ne suis pas loin de penser qu’un club de pétanques a moins de problèmes à obtenir des autorisations que nous.

P. M.: Il ne s’agit pas d’interpréter le PL LLE, mais de le lire. En l’occurrence on passe d’un interdit à un régime de demandes d’autorisation. Sur la base de la loi actuelle, datant de l’époque Carteret en 1875, aucune manifestation religieuse n’est en effet autorisée dans l’espace public. Dans les faits, c’est le droit supérieur et la jurisprudence qui nous ont obligés à évoluer. Le projet de loi repose sur un régime de demandes d’autorisations. Je ne vois aucune lourdeur. Il existe un guichet électronique où l’on peut adresser cette demande. Et comme pour toutes manifestations, des contingences d’ordre public s’appliquent, notamment en matière de sécurité.

On constate beaucoup d’ambiguïté. S’il est un terrain sur lequel ce terme s’applique, c’est bien sur celui des aumôneries.

E.F.: Dans l’ADN de notre Eglise figure cette notion d’assistance à des personnes en difficulté. 10% de notre budget est alloué à des tâches non cultuelles. Le rapport du CIC souligne la qualité du travail accompli par les Eglises dans les aumôneries à l’hôpital, dans les prisons, auprès des requérants d’asile. Nous avons effectué ce travail, grâce à des Conventions, mais qui ne prévoient aucune aide financière de la part de l’Etat. A titre d’exemples, nous effectuons quelque 2000 entretiens par an à Champ-Dollon.

P. M.: Sur cette question, l’Etat doit sortir d’une forme d’hypocrisie. Les aumôneries font un travail formidable et reconnu de tous, à commencer par le personnel carcéral. Il faut pouvoir identifier ces prestations non cultuelles, les lister et les intégrer dans un contrat avec les aumôneries. La formule a l’avantage de garantir un soutien dans la durée. Quant à déterminer une liste de prestations, il faut se mettre autour d’une table et en discuter. En retour, l’Etat doit également pouvoir décider de quel type de formation bénéficient les ministres du culte. Je pense plus précisément à l’aumônerie en prison, à tous les risques liés à la radicalisation. Je veux que la question de la formation des imams et du personnel religieux soit cadrée, formalisée et que l’Etat puisse fixer le niveau de compétence et la formation exigée.

E.F.: Jusqu’à maintenant, c’est plutôt les Eglises qui vous ont permis d’entrer en relation avec des dignitaires religieux recommandables

P. M.: Absolument.

E.F.: Il n’y a donc pas lieu de soupçonner l’Eglise de profiter de ces lieux pour convertir ou assujettir. Nous n’aurons aucune difficulté à accepter que l’Etat édicte ses règles. Cela me semble tout à fait légitime et nous sommes prêts à ce contrôle par l’Etat. Mais pour le moment, c’est plutôt l’inverse qui se produit: nous offrons nos compétences et l’Etat demande nos services.

Autre question: celle du patrimoine. Pourquoi l’Etat ne pourrait-il pas soutenir davantage les monuments d’intérêt historiques et touristiques?

P. M.: La question du patrimoine ne concerne pas la laïcité, mais touche plus directement l’Eglise protestante à Genève et la Commission des monuments, de la nature et des sites. Le projet vise à distinguer les édifices en possession de l’Eglise, et ceux qu’elle a reçus après la loi de 1907. Il faut être respectueux de l’histoire et regarder ce qui s’est passé au moment où certains biens ont été transmis aux Eglises. Aujourd’hui cela choquerait la population si l’Eglise pouvait en disposer totalement. Là encore le PLLE montre des progrès significatifs: les réaffectations sont possibles pour autant qu’il y ait un bénéfice public et que l’argent retiré serve au financement des activités de l’Eglise.

E.F.: La vraie question est moins la rénovation que la charge courante des bâtiments historiques. Nous entretenons des monuments qui ont une valeur patrimoniale comme la Fusterie. Pour la cathédrale Saint-Pierre, on reçoit une subvention via la Fondation des clés de Saint — Pierre, mais qui ne couvre même pas le paiement des gardiens. Quant à l’Auditoire Calvin, nous avons dû renoncer à son ouverture, car les charges de gardiennage sont trop lourdes. La question de la gestion du patrimoine s’avère trop lourde pour notre seule Eglise. Si demain, l’EPG doit choisir entre les pierres vivantes et les pierres mortes, ce sera vite fait. Nous ne sommes pas le Musée de la Réforme. Notre mission première est la transmission des Evangiles. Non la gestion du patrimoine.

L’enseignement du fait religieux à l’école s’avère un domaine en friche. Comment renforcer le domaine?

E.F.: Faute de mandat, le Groupe de travail sur la laïcité n’a pas pu s’atteler à la question de l’enseignement et de la formation. Si l’on veut aujourd’hui promouvoir une laïcité d’ouverture, il faut d’abord l’enseigner. Le Conseil d’Etat doit reprendre fondamentalement cette question. Il doit s’enquérir non seulement de l’enseignement dans les écoles, mais de la formation dans son ensemble. La mise en place d’une nouvelle loi sur la laïcité nécessite la formation des fonctionnaires de police, des gardiens de prison, des infirmiers, des enseignants. Tous doivent pouvoir la connaître, en débattre et l’intégrer. Chaque patient, au moment de son admission dans un hôpital, a droit à un accompagnement spirituel. Or, on le sait bien, dans la majorité des cas, ce point n’est même pas soulevé.

P. M.: L’enseignement du fait religieux dans l’école publique est largement insuffisant aujourd’hui. A juste titre, Paul Ricœur regrettait que les enseignants aient tant parlé des guerres de religion… sans jamais parler de religion, sous prétexte de laïcité. Il relevait là «une incroyable amputation de la culture». Je suis donc très satisfait que le Conseil d’Etat se garde le droit d’ouvrir ce chantier. Cet enseignement est constitutif de la laïcité. La construction du vivre ensemble ne peut pas se faire sur un terrain inexistant. La vague des attentats de 2015 nous conforte dans cette approche. Sur ce sujet, il semble que la relation avec les communautés doive être approfondie. Qu’est-ce qu’on enseigne? Sur quoi doit-on informer?… Toutes ces questions s’avèrent essentielles dans la lutte contre l’ignorance et la violence.

Si vous avez raté le début…

  • Loi de 1907 La loi constitutionnelle impose une séparation nette entre Etat et religion. Elle supprime notamment le budget des cultes et l’aide à l’entretien des temples et des églises.
  • 2012 La nouvelle Constitution genevoise est adoptée. Elle pose le principe de laïcité de la République et Canton de Genève dans son article 3. Il ancre l’idée selon laquelle les autorités entretiennent des relations avec les organisations religieuses. 2013 Sur mandat du Conseil d’Etat, le Groupe de travail sur la laïcité (GTL), composé d’experts et de membres des départements, se voit confier la mission d’étudier la portée de l’article 3. Le GTL est présidé par le journaliste, auteur Jean-Noël Cuénod.
  • 2014 Le GTL remet le travail final au Conseil d’Etat. S’ensuit une procédure de consultation. Le Département de la sécurité et de l’économie, présidé par Pierre Maudet, est chargé de la rédaction d’un projet de loi sur la laïcité (PLL).
  • Novembre 2015 Le PLL est soumis au Grand Conseil. Un Contre-projet émanant des milieux de gauche et du MCG est également déposé.