« Ici, n'importe qui peut diffuser des thèses farfelues sur Jésus de Nazareth! »

« Ici, n'importe qui peut diffuser des thèses farfelues sur Jésus de Nazareth! »

Douze mille exemplaires et quatre éditions en vingt ans: L'homme qui venait de Nazareth cartonne en librairie. Son thème? La vie de Jésus. L'auteur, Daniel Marguerat, décortique les raisons de cette longévité pour un livre paru chez une petite maison vaudoise. L'occasion aussi d'évoquer avec ce spécialiste du Nouveau Testament le créneau littéraire où il excelle: la vulgarisation biblique. Interview.




Protestinfo: Daniel Marguerat, les livres de vulgarisation biblique ont-ils un avenir?

Daniel Marguerat: Oui, plus que jamais. Le public répond et ça marche. Prenez le livre que j'ai publié aux Editions du Moulin (lire ci-dessous), L'homme qui venait de Nazareth (Ce qu'on peut aujourd'hui savoir de Jésus). Il en est à sa 4e édition et a été vendu à 12 000 exemplaires. C'est énorme! Les raisons du succès? Facile à lire, bien documenté et nourrissant du point de vue à la fois du savoir et de la spiritualité.

Au fond, ce savoir partagé veut construire une compréhension croyante qui ne soit pas une compréhension pieuse dans le mauvais sens du terme, mais qui s'ouvre à la dimension théologique du savoir.


P: A cet égard, dites-vous, la culture francophone présente un très grand déficit...

DM: Oui, je m'explique. Comment se fait-il que n'importe qui, avec un peu d'habileté, puisse diffuser des thèses complètement farfelues sur Jésus de Nazareth, par exemple sur sa vie sexuelle, et obtenir un succès de 50 000 ou 80 000 exemplaires? Tout simplement parce que le public est ignare et mord à l'hameçon de vulgarisations simplistes.


P: Un tel succès ne serait-il pas possible en Allemagne ou dans l'aire anglo-saxonne?

DM: C'est peu probable. Aux Etats-Unis, par exemple, l'intelligence d'un universitaire est définie par un pouvoir d'innovation dans la recherche, mais aussi par une capacité à communiquer. Donc communiquer simplement et à all american people fait partie non pas d'un bonus d'intelligence, mais de la définition même de l'intelligence.

L’aptitude à vulgariser est donc intrinsèque à la vocation d'un universitaire anglo-saxon. Nous, Latins, avons une conception beaucoup plus élitaire de la culture. Voilà pourquoi la diffusion d'un savoir biblique est capitale, non seulement pour les croyants, mais pour toute personne intéressée aux racines chrétiennes de notre civilisation.


P: Quel enjeu théologique se cache derrière le maintien de ce créneau?

DM: Comme protestant, il faut se souvenir que la Réforme est née d'un retour aux sources documentaires de la foi: l'Eglise est fidèle dans sa croyance si elle est fidèle aux Ecritures. A l'époque, elle a donc critiqué l’usage du pouvoir ou le comportement dépravé du clergé catholique au nom de la référence au texte biblique. Sans cela, la Réforme s'écroule.

A partir de ce mouvement initial, chaque croyant doit construire sa foi: le protestant ne reçoit pas un paquet doctrinal transmis par l'institution, mais il le bâtit lui-même en utilisant le savoir communiqué par les ministres. D'où l'importance de la prédication.

 

P: Précisément, si les pasteurs font le travail de vulgarisation, plus besoin de livres?

DM: C'est ce qu'on pourrait se dire, mais ce n’est pas toujours vrai. Et cela pour deux raisons. D'abord parce que les ministres font plus ou moins bien leur travail. Donc il est important que des publications soient destinées directement aux individus.

Deuxièmement, il ne faut pas surévaluer le rôle des pasteurs ou des diacres. Il est bon que les croyants puissent disposer de cet accès immédiat aux Ecritures. Pour pouvoir, le cas échéant, mettre en doute, approfondir ou compléter la communication du pasteur. Rappelons que les catéchismes de Luther étaient destinés aux pères de familles et non aux ministres!

 

P: Mais n'y a-t-il pas dans le travail de vulgarisation un danger de simplification?

DM: C'est précisément ce qui fait toute la différence entre une bonne et une mauvaise vulgarisation. La mauvaise vulgarisation consiste à présenter les problèmes de manière simpliste, en faisant croire qu'ils sont simples. C'est aussi présenter le savoir non-problématisé, c'est-à-dire communiquer des solutions que le lecteur doit absorber sans qu'il lui soit indiqué que l'auteur offre une solution possible au milieu d'autres.


Une bonne vulgarisation? C'est présenter simplement la complexité des problèmes.
P: Et qu'est-ce alors qu'une bonne vulgarisation?

DM: C'est présenter simplement la complexité des problèmes. Puis opérer une proposition de savoir en la problématisant, c'est-à-dire en montrant au passage que d'autres solutions existent, et en argumentant pour sa propre hypothèse.


P: Vous dites que votre travail de vulgarisateur passe aussi par une indication du statut du savoir?

PM: Oui, je dois dire au lecteur s'il s'agit d'une hypothèse hyper-fragile ou s’il s’agit d'un consensus. Par exemple, dans mon dernier livre (ndlr: Un admirable christianisme, Relire les Actes des apôtres), je pose au préalable une question: y a-t-il possibilité d'estimer le christianisme admirable sans tomber dans la mouvance intégriste? Je réponds oui en contextualisant pour mieux montrer ensuite comment Luc, le rédacteur des Actes, dit ce qu'était pour lui un christianisme admirable.


P: Au final, vous considérez-vous comme un militant de la vulgarisation?

DM: Vous savez, j'ai été pasteur avant d'être professeur d'Université et cela a eu une influence considérable sur ma carrière. J'ai toujours considéré qu'en tant que théologien, je devais faire partager mon savoir à l'ensemble de la société.

D'ailleurs, la vocation d'une académie n'est pas de former une petite élite d'étudiants de 18 à 25 ans, mais d'être un lieu de diffusion du savoir à l’intention de la société globale. En France, en Italie, au Québec, où j'ai donné des cours, les formations académiques d’adultes en cours d'emploi sont nettement plus courantes qu'en Suisse.


P: Finalement, n'est-ce pas plus facile d'être un bibliste du Nouveau Testament que de l'Ancien?

DM: La capacité à vulgariser tient plus à la volonté du théologien qu'à la matière traitée. Quand j'étais encore jeune enseignant, un ami pasteur m'avait appelé pour donner une conférence sur la mort de Jésus dans le Nouveau Testament en 45 minutes! On n’oserait pas en faire aujourd'hui le sujet d'un cours d'un semestre à l'Université, tellement la question est complexe. J'aurais pu refuser. Je me suis arraché les cheveux, mais j’ai énormément appris de cette expérience.

Depuis, je n'ai plus donné mes cours de la même manière. Pour l'auditeur ou le lecteur, le gain de savoir est ici d'ordre existentiel, car synonyme d'une meilleure compréhension de Dieu et, au final, de soi.


Le sursis d'une petite maison de grande valeur

C'est l'histoire d'un pasteur féru de vulgarisation biblique. Et d'édition. En 1983, Bernard Gilléron, alors encore en poste à Aubonne, lance les Editions du Moulin. Vingt-sept ans plus tard, elles sont toujours là. Et viennent de publier leur unique sortie de l'année, le dernier livre de Daniel Marguerat. Qui juge « l'entreprise remarquable. Tout comme son taux de pénétration dans la population francophone intéressée de près ou de loin aux questions religieuses ».
Le jeune retraité avoue tomber sur ses petits bouquins parus au Moulin dans des endroits « absolument incroyables: des petits villages de France, lors de voyages en trains. Et même dans les hôpitaux, où des infirmières se passent mon livre sur la mort ».

La clé du succès? « Bernard Gilléron a réussi à faire paraître des ouvrages homogènes (ndlr: petit format, pagination réduite) et s'est battu pour que ses livres soient accessibles à des non-professionnels, traquant tous les termes techniques, remarque Daniel Marguerat. Et cela avec des moyens publicitaires pratiquement nuls! »

Olivétan sur les rangs?

L'avenir des publications de vulgarisation? « Je suis inquiet », note l'auteur lausannois. Pour lui, les grand éditeurs théologiques comme Bayard Presse, Labor et Fides ou encore Le Cerf - avec ses collections de vulgarisation Lectio Divina ou Lire la Bible - n'ont pas la constance et la ligne des Editions du Moulin, qui courent le risque de s'éteindre avec leur fondateur.
« C'est un trésor qui dépasse les limites du protestantisme francophone », note celui qui intervient beaucoup en milieu catholique. Il n'exclut toutefois pas une reprise du créneau par la maison protestante lyonnaise Olivétan.

Dans l'immédiat, la rentrée littéraire du bibliste vaudois coïncide avec la sortie, fin octobre, de Qui a fondé le christianisme? (écrit avec Eric Junod, parution chez Bayard Presse et Labor et Fides). Dans son pipe-line également, calé entre ses congrès aux quatre coins de la francophonie, un projet de Nouveau Testament commenté qu'il a initié et qui rassemble plusieurs théologiens européens de haut vol. Parution prévue en 2012. On devrait en reparler.