«Cela m’a toujours fâché qu’on veuille opposer empathie et efficience»

«Cela m’a toujours fâché qu’on veuille opposer empathie et efficience»

Quels seront les principaux problèmes sociaux dans 20 ans? Pierre Ammann, directeur du Centre social protestant Berne-Jura, esquisse les grandes orientations du travail social pour ces trente prochaines années
Rencontre avec ce visionnaire à l’heure où le CSP Berne-Jura célèbre ses 50 ans.

Photo: Pierre Ammann

Directeur du Centre social protestant (CSP) Berne-Jura depuis 1992, Pierre Ammann se démarque par sa capacité à anticiper les besoins sociaux de la société. A 53 ans, ce père de famille né à Delémont revient sur l’évolution des problèmes sociaux tout en soulignant la capacité de résilience grandissante de la population. Alors que le CSP Berne-Jura fête ses 50 ans cette année, Protestinfo a rencontré son directeur à Bienne.

Le CSP Berne-Jura fête ces 50 ans en 2016, qu’est-ce qui a particulièrement évolué depuis sa création?

Les CSP ont été fondés à la période des Trente glorieuses, caractérisée par un accroissement du bien-être économique de la population dans son ensemble. A cette époque, les saisonniers représentaient le problème social majeur. La mission du CSP Berne-Jura consiste à «répondre aux problèmes sociaux du temps présent». Si cette mission perdure, les problèmes évoluent et changent au fil du temps.

Depuis un quart de siècle, les deux principaux axes de développement de nos prestations sont en lien avec la fragilisation de la famille et la non-pérennisation de l’emploi. Dans les années 60, l'indicateur conjoncturel de divortialité n'était que de quelque 12% alors que près d'un mariage sur deux se conclut par un divorce de nos jours. Un troisième axe s'est surajouté depuis une dizaine d’années: la paupérisation croissante de 10 à 15% de la population. Nous devons nous efforcer de comprendre ces mécanismes de paupérisation et de les enrayer.

Le CSP Berne-Jura s’est considérablement développé au cours de ces 15 dernières années.

Oui, le développement du CSP Berne-Jura a été assez considérable. Actuellement, environ 70 collaborateurs y travaillent et apportent leur soutien à quelque 3000 personnes par année. Depuis les années 2000, le canton de Berne a généralisé la nouvelle gestion publique. C’est l’Etat qui évalue les besoins sociaux et arrête des politiques publiques. Il définit ensuite l’architecture des prestations qu’il sollicite et nous sommes appelés à faire valoir nos compétences d’ingénierie sociale. Ce n’est plus à nous d’imaginer ce qu’il faut faire. Nous sommes évidemment en concurrence avec d’autres prestataires. Et jusqu’à présent - c’est un peu ma fierté -, nous avons pratiquement toujours obtenu les mandats pour les appels d’offres auxquels nous avons participé, mais c’est un exercice périlleux. Ces mandats durent entre 3 à 5 ans et nous ne savons pas ce qu’il peut advenir ensuite.

Quels sont les principaux défis du CSP Berne-Jura pour l’avenir?

Pour l’avenir, le défi principal, à mon avis, consiste à esquisser des pistes de réflexion sur les grandes orientations du CSP Berne-Jura pour les trente prochaines années (2020-2050). Les principaux enjeux sont l’économie 4.0, les effets du vieillissement de la population, les mutations liées à l’égalité homme-femme, un nouvel équilibre entre vie familiale et vie professionnelle, mais aussi les défis liés à une migration croissante. Quels types de prestations devront être offertes et sous quelle forme? Dans le domaine social, la digitalisation est encore faible, mais dans certains pays du nord de l’Europe, l’essentiel des interactions avec la clientèle des services sociaux se passe via Internet.

Quels «outils» utilise le CSP Berne-Jura pour accompagner les personnes en difficulté?

Actuellement, nous développons de plus en plus l’«orientation compétences», elle consiste en gros à problématiser les situations d'action auxquelles les personnes que nous rencontrons sont confrontées, à activer leurs ressources et mettre à leur disposition des outils pertinents pour renforcer leurs compétences de manière ciblée. Ce modèle peut s’appliquer à la plupart des champs et situations d'action. Il s’agit de trouver le moyen de renforcer la capacité de la personne à avancer par elle-même, de lui permettre de faire des choix et de les assumer. La résilience est la ressource majeure dans le monde d'aujourd'hui et la capacité de faire face aux changements s’est considérablement accrue au sein de la population.

Depuis quelques années, nous développons de plus en plus de prestations dans le domaine de l’intégration professionnelle et sociale. On reste dans une approche empathique de l’être humain, mais avec un souci d'efficacité. Cela m’a toujours fâché qu’on veuille opposer empathie et efficience. Nous cherchons la performance, soit, par exemple amener une personne à retrouver un emploi. Nous pouvons donc renforcer la capacité de résilience en outillant davantage les gens. C’est une vision assez protestante qui pourrait être illustrée par l’adage: «apprendre à pêcher plutôt que de fournir du poisson».

Est-ce que les racines protestantes du CSP se retrouvent encore actuellement?

Cette spécificité protestante - peut-être difficile à définir - se caractérise par une certaine confiance en l’avenir. Certes, tout n’est pas forcément rose, mais pourquoi les choses devraient-elles toujours se péjorer? Il y a toujours de l’espoir, des solutions et des possibilités qu’il s'agit d'explorer. Les CSP ont une histoire et nous en sommes redevables. Certaines choses sont pérennes, le CSP a une image de marque et on nous reconnaît des qualités spécifiques. Les directions dans lesquelles nous nous sommes développés ne sont pas étrangères au protestantisme. Si une personne ne croit plus en rien, et donc plus en elle-même, et qu’elle a en face d’elle quelqu’un qui veut croire en elle et qui veut croire que la vie peut encore avoir un sens, cette rencontre peut lui redonner confiance.