Le bœuf de Kobe est la nouvelle Mercedes classe S

Le bœuf de Kobe est la nouvelle Mercedes classe S

Les régimes alimentaires particuliers ne sont plus seulement de grandes modes médiatiques. L’alimentation et la boisson se font de plus en plus le reflet de notre société: «Etre végétalien ou abonné au magazine Beef! exprime, à sa manière, le monde dans lequel on souhaiterait vivre», explique Gunther Hirschfelder, chercheur culturel à Regensburg. Le chercheur s’intéresse aux idéologues de l’alimentation, aux végétaliens dans les brasseries bavaroises ou au message intemporel de Thanksgiving. Interview.

Photo: Un steak de bœuf de Kobe, un signe de respectabilité à près de 600 fr/kg! CC(by-nc-nd) Scott Wang

Propos recueillis par Stephan Cezanne, EPD/Protestinter, Francfort-sur-le-Main

Pourquoi l’alimentation et la boisson ont-elles une telle importance aujourd’hui?

Les styles alimentaires constituent les nouveaux styles de vie. En toile de fond de ce mouvement, on voit les vieux modèles d’orientation culturels, politiques et religieux du XXe siècle se déliter. Nous nous trouvons face à une transformation fondamentale de la société, qui s’éloigne de la société industrielle, vers une nouvelle forme pour laquelle nous n’avons pas encore trouvé de nom.

Le nouveau référentiel dans lequel nous nous repositionnons aujourd’hui a pour thèmes l’alimentation et la boisson. Aujourd’hui, je peux exprimer à travers l’alimentation et la boisson ce que je disais hier sur des thèmes religieux ou politiques. Etre végétalien ou abonné au magazine Beef! exprime aussi le monde dans lequel on souhaiterait vivre. De nos jours, en Allemagne, avoir la nouvelle Porsche ou la nouvelle Mercedes classe S n’est plus aussi respectable socialement que manger une tranche de bœuf japonais de Kobe.

Ce constat s’applique-t-il à tout le monde? Qu’en est-il de la vaste majorité de la société?

Il y a un décalage entre ce que les gens prétendent manger et ce qu’ils achètent réellement. On peut le voir notamment dans la consommation de viande. Presque dix millions de personnes se disent végétariennes et pourtant la consommation de viande ne recule pas, du moins pas de manière significative.

Cela signifie-t-il que la mode du végétarisme est surestimée?

C’est une question complexe. Aujourd’hui, lorsque vous vous rendez dans une brasserie en Bavière et que vous commandez un plat végétalien, on vous regarde toujours comme un extraterrestre. Pour autant, à l’université, un mangeur de viande réputé réduira ses chances auprès de beaucoup de ses camarades féminines.

D’un côté, nous avons les idéologues de l’alimentation. Ceux-là veulent créer un monde meilleur à travers la nourriture. L’alimentation devient pour eux un moyen de concevoir et d’organiser le monde. D’un autre côté, nous avons ceux qui veulent s’améliorer. Ceux-là veulent renforcer leur corps tout en se faisant plaisir. Et enfin nous avons aussi les champions du barbecue du dimanche. Ceux-là ne s’intéressent pas du tout aux végétariens, mais ne leur constituent pas une opposition directe; il s’agit plutôt d’un mouvement qui s’est développé en parallèle. Mais ceux-là aussi font de la nourriture un thème privilégié pour exprimer leur style de vie.

Dans quelle direction cette évolution de l’alimentation se dirige-t-elle?

A l’avenir, le thème de la nourriture conservera toute son importance. Je ne crois pas que nous reviendrons aux habitudes alimentaires pourries des années 70 et 80. De toute manière, un quelconque retour en arrière ne serait tout simplement pas possible. L’histoire de la culture gastronomique européenne et mondiale nous apprend que cela ne s’est, en fait, jamais produit par le passé. Personne n’aimerait revenir au régime du début du XXe siècle, ou du XIXe, ou même du XVIIIe siècle, car toutes les cuisines préindustrielles étaient pauvres et peu variées. Personne ne voudrait non plus du régime monotone des débuts de l’époque moderne, à base de bouillie de céréales.

Quel rôle le thème de l’alimentation jouera-t-il à l’avenir?

L’importance que revêtent aujourd’hui les thèmes de l’alimentation et de la boisson dépend aussi du fait que nous n’avons pas de sujets de société plus importants. Si nous glissons dans une crise économique en Allemagne, nous oublierons bien vite le thème de la nourriture. Si cette crise économique va de pair avec une crise politique ou, comme ce qui se passe aujourd’hui, avec une arrivée massive de réfugiés, nous l’oublierons plus vite encore.

La fête américaine de Thanksgiving peut-elle encore nous orienter aujourd’hui?

La fête de Thanksgiving est une très belle image. Elle nous rappelle que l’alimentation se fonde sur des produits issus de la nature. Les produits naturels ne tombent pas du ciel dans une boîte de conserve, mais poussent bien quelque part et sont donc, eux aussi, le résultat d’une création sous l’une de ses formes, peu importe que l’on soit religieux ou non. La fête de Thanksgiving montre aussi que l’alimentation doit être considérée de manière plus large. Elle n’est pas seulement matérielle, mais aussi culturelle. Nous ne pouvons pas vivre dans une société où nous considérons chaque chose hors de son contexte et d’un point de vue purement technique. Une telle société est inhumaine. De plus, nous ne pouvons préserver ce monde que si nous considérons l’alimentation dans son contexte global. L’autel de Thanksgiving nous rappelle que la nourriture, la création et la communauté forment un triptyque dont nous ne pouvons nous extraire. Enfin, Thanksgiving signifie également qu’un homme seul ne peut pas remercier: cela implique toujours au moins d’être deux.