Pas besoin de Dieu pour avoir une vie spirituelle

Pas besoin de Dieu pour avoir une vie spirituelle

Lundi 18 mai, le philosophe Luc Ferry jouera le procureur dans le premier des cinq procès de l’humain organisé par l’association Cèdres réflexions à l’Espace culturel des Terreaux de Lausanne. Face à lui, à la défense, Philippe Capelle-Dumont, professeur de philosophie de la religion à la faculté de théologie catholique de Strasbourg. A l’issue de cette joute oratoire, le public décidera, par son vote du verdict. Lors du Salon du livre, Protestinfo a rencontré Luc Ferry pour lui demander comment il abordait cet exercice.

Photo: CC(by-nc-nd) UMP

Propos recueillis par Joël Burri

Dans le «procès» qui aura pour thème «spiritualité avec ou sans Dieu», on vous donnera le rôle d’accusateur. Réprouvez-vous vraiment les spiritualités théistes?

Non, je n’ai aucune opposition aux religions de manière générale. Simplement, les religions reposent sur le principe de la foi, de la vérité révélée et je n’ai pas la foi. Mais j’ai le plus grand respect pour les religions d’une manière générale et en particulier pour le christianisme. J’ai écrit mille fois que si je devais garder un seul livre sur une île déserte, ce serait l’Evangile de Jean.

Parmi les éléments que vous évoquez souvent pour justifier ce manque de foi, il y a la résurrection de la chair. Aujourd’hui, beaucoup de personnes qui se disent croyantes ne croient pas non plus en la résurrection des corps...

S’ils n’y croient pas, c’est qu’ils ne sont pas croyants. Je sais qu’il est à la mode de donner à l’épisode de la résurrection de Lazare, dans l’Evangile de Jean, une interprétation «symbolique», comme on dit. Mais je pense que c’est une grave erreur.

Je pense que c’est le schibboleth de la religion chrétienne et que la promesse de cette religion c’est bien la résurrection des corps, le corps glorieux. Et lorsque Saint-Paul va faire le tour de la Méditerranée et qu’il va s’adresser aux Juifs et aux Grecs pour leur annoncer la Bonne Nouvelle, et bien la bonne nouvelle c’est la résurrection des corps, pas simplement des âmes.

Et donc, l’idée qu’il faudrait interpréter symboliquement la résurrection de Lazar est une idée qui est tout simplement fausse. Et même si elle était vraie, à mes yeux, il ne resterait rien de la religion chrétienne. Il ne resterait qu’une morale, donc l’équivalent républicain est pensable: le respect d’autrui. Kant suffirait dans ce cas là. Mais ce n’est pas ça. La promesse de la religion chrétienne, c’est la mort de la mort. Autrement dit, c’est une promesse de salut, de salvation si je puis dire.

La seule différence entre philosophie et religion – mais elle est immense – c’est que les grandes religions notamment la chrétienne promettent le salut, c’est-à-dire la vie bonne, par Dieu et par la foi, là où les philosophies vont chercher ce que j’appelle une spiritualité laïque, c’est-à-dire à définir la vie bonne sans Dieu et sans la foi; par soi-même et par la lucidité de la raison.

L’un des rôles des religions c’est aussi de donner corps à une vie communautaire, mais est-ce le seul?

Il y a trois fonctions de la religion, trois définitions. On va voir ce qu’il en reste dans une spiritualité laïque, qui n’est pas une religion. La fonction essentielle de la religion pour les croyants, c’est celle que je viens de dire, c’est la promesse du salut, la mort de la mort, la vie éternelle. Ça, ça suppose la foi.

Vous avez une deuxième approche de la foi qui est celle des athées déconstructeurs, depuis Voltaire jusqu’à Freud, Marx et Nietsche, en passant par Feuerbach qui est peut-être le plus grand, c’est à dire l’idée que ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, c’est l’homme qui a créé Dieu. Freud dira que c’est la névrose obsessionnelle de l’humanité, Marx dira que c’est l’opium du peuple, Nietsche dira que c’est le nihilisme... Peu importe la critique, dans tous les cas de figure l’idée qui va présider aux grandes déconstructions des religions dans la philosophie contemporaine, c’est l’idée que c’est l’homme qui a créé Dieu et pas l’inverse. Et par conséquent, Dieu est une hypostase illusoire. On a en quelque sorte substantifié une idée qui est une idée illusoire.

Et puis vous avez une troisième approche du religieux, qui est l’approche sociologique. L’idée c’est que la religion c’est ce qui forme les communautés, les communautarismes. Sociologiquement, historiquement, politiquement c’est vrai! Les religions sont facteurs de structuration des communautés. Dans cette perspective-là, la religion est un facteur majeur de guerres. Quand vous regardez, par exemple la guerre en ex-Yougoslavie, vous aviez d’un côté les communautés catholiques en Croatie, les communautés orthodoxes en Serbie, les communautés musulmanes en Bosnie. Et ce sont des communautés religieuses qui avaient structuré l’affrontement politique et guerrier entre ces communautés d’inspiration – de structure – religieuse.

Dans cette situation, même si vous êtes athée, vous êtes quand même pris dans une communauté. Quand je vais en Tunisie ou en Algérie, j’ai des amis qui me disent «vous, les chrétiens». Pour eux, que je sois athée ou pas n’a aucune importance, je fais partie du monde chrétien.

Cette fonction des religions est évidemment très importante. Qu’est-ce qu’il en reste dans une spiritualité laïque? Depuis les Grecs jusqu’aux Lumières, jusqu’au XVIIIe siècle, vous avez trois grandes spiritualités laïques et elles vont répondre à votre question de la formation des liens humains.

Pour un Grec ancien, pour Homère, Platon, pour les stoïciens, le salut, la vie bonne pour les mortels, c’est l’harmonie de soi avec l’harmonique du cosmos. C’est ce que fait Ulysse quand il revient à Ithaque: il retrouve enfin son lieu naturel dans l’ordre cosmique.

Après on a la grande époque chrétienne. Quelle est la vie bonne? Ce n’est plus l’harmonie avec l’ordre cosmique, c’est l’harmonie avec Dieu. Dans le premier cas le satellite c’est le cosmos, dans le deuxième cas, le satellite c’est Dieu.

Et dans le troisième cas, lorsque l’humanisme va prendre la place des grandes réponses anciennes, l’idée c’est que la vie bonne, c’est la mise en harmonie de soi, avec l’harmonie de l’humanité. Notamment au travers des droits de l’Homme, de la démocratie, de la république et puis finalement avec l’amour.

Et donc ce qui va caractériser la naissance de l’humanisme moderne, une phrase qui est le fondement du libéralisme et de la démocratie moderne, le dit très bien: «ma liberté doit s’arrêter là où commence celle d’autrui». C’est la phrase même de l’harmonie avec les autres. Cette simple phrase-là donne la troisième grande idée. Qu’on l’appelle démocratique, humaniste ou républicaine, c’est idée-là n’a pas besoin du divin pour être un facteur d’harmonie entre les hommes.

La spiritualité laïque peut donc aussi être créatrice de lien?

La spiritualité laïque peut très bien créer du lien humain, sans avoir besoin de Dieu. La transcendance de l’humanité y suffit. L’autre, l’être aimé, est transcendant par rapport à moi. Mais même l’autre que je n’aime pas, l’être respecté par le droit, selon la formule de l’impératif kantien: on ne doit jamais traiter autrui comme un moyen, mais toujours comme une fin. L’autre être est pour moi une limite, une borne.

Cela suffit pour que j’aie conscience de la nécessité de pacifier les relations humaines et je n’ai pas besoin d’être croyant pour cela. D’où la naissance des grandes morales laïques à partir du XVIIIe siècle.

Une forme de valorisation de la vie en somme?

Bien sûr, cela valorise le respect de l’autre. L’humanisme va commencer par le droit et la science, pour suivre aujourd’hui par l’amour. Nous vivons aujourd’hui un humanisme qui n’est pas celui de Kant et de Voltaire, c’est celui que j’essaie de penser de livre en livre, et que j’appelle humanisme de l’amour: la sacralisation de l’autre par l’amour.

C’est quelque chose de religieux, en tous cas de spirituel, puisque l’amour nous fait sortir de nous-mêmes et nous oblige à penser la question du sacré, c’est-à-dire du sacrifice. Je suis prêt à mourir pour ceux que j’aime, et sans aucune hésitation. C’est là qu’on voit qu’il y a du sacré, puisqu’il y a du sacrifice et donc il y a de la transcendance et de la sortie de soi. Et cette transcendance-là, que j’appelle transcendance horizontale, n’a pas besoin du divin pour être pensée. Ou plutôt, elle n’a pas besoin de Dieu: il y a du divin en l’homme. Je n’ai pas besoin de Dieu pour cela. Le droit et l’amour y suffisent.

L’humain en procès

Premier procès «Spiritualité avec ou sans Dieu», Espace culturel des Terreaux, Lausanne, lundi 18 mai, 18h30. Entrée 20fr. Organisé par Cèdres réflexions