Quo vadis, Helvetia?

Quo vadis, Helvetia?

Chaque mercredi, Protestinfo donne carte blanche à un chroniqueur.

Le théologien Pierre Bühler nous explique pourquoi cette année il ne chantera pas l’hymne national.

À la mémoire de la petite Sara, enterrée à Domodossola

Photo: CC (by-sa) Martin Abegglen

Dans quelques jours, nous fêterons le 1er Août. Bonne occasion de nous demander où va la Suisse, vers quel avenir radieux elle se dirige, puisque «sur nos monts,… le soleil annonce un brillant réveil…». Pour répondre à cette question, j’aimerais laisser parler quelques chiffres glanés dans les nouvelles ces dernières semaines et auxquels peu de gens ont prêté attention, (presque) tous les yeux étant tournés vers les stades du Brésil…

Une étude «Small Arms Survey» de l’ONU a révélé que la Suisse occupe le sixième rang mondial des pays exportateurs d’armes légères et de munitions, devançant par exemple Israël ou la Russie! En 2011, cela a représenté une somme de 191 millions de dollars. Et nous sommes bien partis pour améliorer notre part à ce marché juteux, puisque le Parlement fédéral vient d’assouplir l’ordonnance sur le matériel de guerre: les interdictions strictes que contenait l’ordonnance concernant des pays en guerre ou des gouvernements violant les Droits de l’homme sont suspendues. Davantage de recettes en perspective!

Une autre étude, venant de Capgemini et de la Banque Royale du Canada, nous a informés que la Suisse occupait le septième rang mondial du point de vue du nombre de millionnaires. Elle vient même de gagner un rang, ayant connu durant l’année écoulée une croissance supérieure à la moyenne: 47’500 nouveaux millionnaires, ce qui porte leur nombre à 330’000! Ce chiffre m’a frappé, car lorsqu’au printemps passé, je m’engageais en faveur du salaire minimum, je citais toujours les 330’000 personnes dont le salaire est inférieur à 22fr. Je comprends mieux maintenant pourquoi l’initiative a été rejetée à 75%! Economie.suisse avait ses intérêts du bon côté…

Tout récemment, Felix Wolffers, co-président de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), a signalé que le nombre des millionnaires en Suisse (330’000) dépassait de loin le nombre des personnes au bénéfice de l’aide sociale (250’000). Mais devinez lequel de ces deux groupes on accuse constamment d’abuser? Et figurez-vous que plusieurs communes alémaniques ont démissionné de la CSIAS parce qu’à leurs yeux, elle défendait trop les intérêts des bénéficiaires…

On le sait, les initiatives 1:12 et du salaire minimum ont été massivement rejetées. On peut donc s’attendre au pire dans ce domaine, et une étude de la fédération syndicale Travail.Suisse vient de le confirmer: dans 27 grandes entreprises suisses, les inégalités salariales ont continué de se creuser. Quarante-deux personnes touchent plus de 100 fois le salaire de leur employé le moins rémunéré (le record étant pour Paule Bulcke, CEO de Nestlé: 230 fois!).

Début juillet, Mme Sommaruga a visité un camp de réfugiés syriens en Jordanie: 90’000 personnes entassées dans un espace restreint d’abris de fortune. Elle s’est dite très émue, et elle a promis quelques millions supplémentaires d’aide sur place. Mais elle a aussi promis que la Suisse accueillerait 500 réfugiés syriens supplémentaires. Quel geste généreux, quand on sait qu’il y a environ cinq à six millions de Syriens réfugiés dans les pays avoisinants (Jordanie, Liban, Turquie), vivant dans des conditions d’extrême précarité! Plutôt des millions là-bas que des réfugiés ici…

Le hasard a fait qu’à peu près au même moment, on apprenait qu’un groupe de 36 Syriens refoulés vers l’Italie avait traversé la Suisse, sous l’escorte de 15 gardes-frontière suisses. Longue traversée, de Vallorbe à Domodossola: fourgonnettes, attente dans des cellules, train. Parmi eux, une femme enceinte de presque huit mois se plaint de douleurs, est prise de saignements, perd ses eaux. Aucun garde-frontière ne répond aux appels à l’aide. Le fœtus est mort-né en clinique à Domodossola. Cette petite Syrienne aurait dû s’appeler Sara, ce qui, en hébreu, veut dire «Princesse».

Cet enfant pèse plus pour moi que les nombreux millions évoqués tout au long de cette chronique. Alors, le 1er août, je ne chanterai pas le cantique suisse, n’en déplaise aux jeunes UDC, qui semblent le vénérer plus que les Droits de l’homme. «Sur nos monts quand le soleil…»: cela me reste en travers de la gorge. Ou pour citer la chanteuse Barbara:

«Mais un enfant est mort,
Là-bas, quelque part,
Mais un enfant est mort,
Et le soleil est noir.»