Être réaliste ou chrétien: faut-il choisir?
Les textes abordant les thèmes du partage et de la répartition des richesses, sont légion dans la bible. Aussi y a-t-il de bonnes raisons pour les chrétiens de se préoccuper de justice sociale.
Mais force est de constater qu’ils sont loin de s’accorder sur la façon d’y parvenir. Les initiatives proposées au vote le 24 novembre prochain - en particulier celle des Jeunes Socialistes intitulée «1:12» - révèlent bien ces dissensions. Cette dernière attaque de front quelques tabous de notre pays, notamment la culture du secret entourant les salaires et la liberté de les fixer à son gré.
Crainte des répercussionsLe débat en vue de cette votation n’oppose pas seulement la gauche et la droite, mais aussi les groupes politiques revendiquant leurs racines chrétiennes. Tandis que le Parti Evangélique Suisse (PEV) et le Parti Démocrate-Chrétien (PDC) se sont clairement prononcés contre, le Parti Chrétien-Social (PCS) et la Fédération romande des Socialistes Chrétiens (FRSC) s’y déclarent favorables.
S’ils concèdent que la question des écarts salariaux mérite d’être posée, les premiers estiment que cette initiative constitue une mauvaise réponse. Ils désapprouvent en particulier le fait que l’Etat s’immisce dans la politique salariale des entreprises et craignent que cette ingérence n’ait des répercussions négatives telles que: fuite des meilleurs éléments dirigeants, délocalisations de sociétés, sans parler des baisses de recettes fiscales et de revenus pour les assurances sociales…
Objections peu crédibles«Mais ce ne sera qu’une fois de plus la ruine de la Suisse», ironise l’ancien conseiller national Pierre Aguet de la FRSC lors d'un débat le 30 octobre dernier au Buffet de la Gare à Lausanne devant une poignée de sympathisants. Il estime que les motifs invoqués pour rejeter l’initiative sont purement mensongers. Ces arguments sont régulièrement servis contre toute proposition d’amélioration sociale.
«Depuis la mise en place de l’AVS au moins, notre pays devrait avoir sombré déjà plusieurs fois dans la misère et l’instabilité…», relève la Fédération dans un communiqué. C’est justement cette vision prétendument «réaliste» et cette «sacro-sainte» liberté économique censée garantir notre prospérité, que les membres de FRSC veulent révoquer en doute.
Valeurs et idées au placardLe pasteur Pierre Farron de la pastorale œcuménique du travail à Lausanne, relève pour sa part que l’on fait trop bon marché de la dimension éthique dans ce débat, «où seule a prévalu jusqu’ici la logique marchande.» Et de fustiger cette forme de schizophrénie qui caractérise nos démocraties, pourtant pétries de valeurs chrétiennes: «on a le droit de croire tout ce qu’on veut les jours de congé et le dimanche.»
Mais quand il s’agit de prendre concrètement position, on renvoie les chrétiens à leur chapelle avec leur bonne parole. Tout se passe comme si les débats de fond sur les valeurs et les idées n’avaient plus guère droit de cité en politique, regrette l’enseignant veveysan Jean-François Martin, qui se souvient d’un autre temps - l’époque où il a intégré le parti socialiste - et où l’idéologie n’était pas encore devenue «un vilain mot».
D’une autre génération, Vincent Léchaire, travailleur social engagé dans le parti socialiste lausannois et président de la FRSC, estime qu’il est urgent de «se libérer de cette forme de chantage» que nous imposent les milieux d’affaire sur le leitmotiv: «on ne peut rien y changer, sinon les entreprises vont partir, on perdra des emplois, etc.»
La concentration de pouvoir et de capitaux dans certaines mains augmente à une telle vitesse, «qu’il y a un véritable enjeu en termes de liberté» qui doit nous inciter à réagir, selon lui. Et de rappeler que personne n’a l’apanage du réalisme. «La réalité c’est quelque chose qui se construit en permanence. Se demander quelle réalité on veut, créer les bases d’une société viable, pour moi c’est ça le réalisme», conclut le président.
FRSC: des chrétiens qui se sentent de gaucheLa FRSC n’est ni une paroisse ni une sous-section du parti socialiste, elle fédère les chrétiens «qui se sentent à gauche sur l’échiquier politique». Plusieurs générations se retrouvent dans cette Fédération, dont beaucoup sont engagés dans le parti socialiste, mais se réclament avant tout «socialistes parce que chrétiens».
Une association qui n’est pas toujours allée de soi par le passé, tant la méfiance était grande de part et d’autre: les Eglises étant considérées comme des alliées de la droite traditionnelle tandis que les socialistes de leur côté, professaient volontiers l’athéisme. La FRSC qui fêtera son centième anniversaire en 2014 souhaite être cette voix originale «avec un arrière-fond chrétien», parmi les personnes de gauche.