Martin Rose, un des derniers professeurs de théologie de Neuchâtel, a pris sa retraite
A l’heure de la retraite, quel regard portez-vous sur votre carrière de chercheur et d’enseignant: a-t-elle été traversée par un intérêt particulier, une question fondamentale?
En ce qui concerne l’ensemble de ma vie professionnelle, je dirais que c’est l’intérêt pour la théologie au sens propre du terme: comment peut-on parler de Dieu, du Dieu de la tradition d’Israël, en tant que chrétiens dans notre monde moderne? J’ai toujours eu un intérêt pour les racines israélites et juives de notre foi chrétienne et j’ai voulu essayer de réfléchir à ces traditions en fonction des attentes d’aujourd’hui. C’est cette même question qui m’a conduit à écrire Une herméneutique de l’Ancien Testament.
Quelle méthodologie, quelle démarche faut-il choisir, quels sont les différents présupposés qui influencent notre approche de cette ancienne tradition?
Pour ma part, en tant que vétérotestamentaire (ndlr: spécialiste de l'Ancien Testament), je suis toujours resté un théologien chrétien. La pensée juive me tient à cœur, mais dès le départ et jusqu’à aujourd’hui, je me considère comme un théologien chrétien qui essaie de faire le pont entre ce que nous avons hérité et ce qu’il nous faut léguer aux générations futures. Cela fait partie de ce que je suis.
Que diriez-vous à des étudiants qui commencent un cursus en théologie?
Je dirais que la chose la plus importante est le travail sur le texte. Pour cette raison, il me semble indispensable que les étudiants en théologie aient des connaissances solides en hébreu et en grec. Je considère les chrétiens comme les héritiers des traditions de l’Ancien Israël, et cet héritage consiste essentiellement en textes. Pour rester fidèle à ces traditions, le travail sur les textes bibliques me semble indispensable, y compris pour la prédication: c’est l’essentiel de notre identité chrétienne et réformée.
A cela s’ajoute l’autre point que je considère également comme très important pour de jeunes étudiants en théologie: être à l’écoute de ce qui se fait dans notre monde, dans la société et dans la politique, et choisir les thèmes d’actualité pour les confronter à ce qui est notre héritage. En partant de cet héritage, que pourrait-on dire aujourd’hui à nos interlocuteurs? Travailler sur le texte et développer une sensibilité pour les questions fondamentales de notre société sont deux points essentiels.
Votre carrière a été marquée par la restructuration des facultés de théologie de Suisse romande, qui prévoyait de déplacer les chaires de sciences bibliques vers Genève et Lausanne et qui a finalement conduit à votre rattachement à la faculté des lettres de Neuchâtel: comment cela s’est-il passé?
Lors de la restructuration, l'idée était que je puisse rester vétérotestamentaire et que je reprenne la succession du professeur Albert de Pury à Genève. Malheureusement, la faculté de Genève n’a pas joué le jeu et a mis le poste au concours pour finalement choisir quelqu’un d’autre.
Pour moi, cela a été une énorme frustration.
A partir de ce moment-là, j’ai été rattaché - de fait, et non de manière administrative - à la faculté des lettres de l’université de Neuchâtel où j’ai donné des «cours de service», et je n’ai plus pu enseigner en tant que théologien, mais plutôt en tant que philologue (des langues sémitiques) et en tant qu'historien.
Cela a pratiquement marqué pour moi la fin de la recherche dans le domaine de l'Ancien Testament et la fin des contacts avec les collègues vétérotestamentaires. Tous les liens créés avec d’autres chercheurs, tout le rayonnement international dont j’avais bénéficié ont été détruits par mon rattachement à la faculté des lettres où j’ai dû faire un travail d’initiation aux sciences bibliques qu’aurait aussi bien pu faire un chargé de cours.
A partir de ce moment-là, je n’ai plus été reconnu en tant que professeur, en tant que vétérotestamentaire. Les collègues de Suisse romande, mais aussi les autres, étaient tout simplement dans l’embarras à mon égard, pour le dire d’une manière positive, ne sachant plus comment me considérer.
Cela signifie qu’en tant que théologien, j’ai déjà pris ma retraite il y a dix ans. Au début, cela a été très difficile d’être éliminé des rangs des théologiens, ce qui était ma formation, mon identité et aussi mon plaisir. Mais il y a tout de même un avantage: si l’on dit que la retraite est une crise dans la vie d’une personne, cette crise, je l’ai déjà derrière moi.
Ce rattachement à la faculté des lettres de l’université de Neuchâtel a-t-il modifié vos centres d’intérêt en tant que professeur?
Evidemment! Comme je viens de le dire, je ne pouvais plus me présenter en tant que théologien. Puisque j’étais chargé de l’initiation aux sciences bibliques, j’ai dû ajouter l’enseignement du Nouveau Testament à celui de l’Ancien Testament. Cela m’a obligé à approfondir mes connaissances au niveau du Nouveau Testament, ce que j’ai fait avec grand plaisir, mais présenter le Nouveau Testament à un niveau propédeutique n’était pas vraiment ce que j’avais envie de faire.
L’aspect positif, c’est que j’ai travaillé avec des étudiants en histoire de l’art, en français, en anglais, et leur présenter quelque chose qui les intéresse en partant de leur formation était un vrai défi. Ainsi, j’ai dû m’initier à des peintres que je ne connaissais que de nom, j’ai dû lire des romans américains que je n’aurais probablement jamais découverts s’ils n’avaient pas été proposés par des étudiants pour leurs travaux de validation... Cela m’a pris beaucoup de temps, mais a aussi été un enrichissement énorme.
Quelles ont été les plus grandes satisfactions de votre carrière d’enseignant?
Pour l’ensemble, je suis vraiment très content de ce que j’ai vécu durant les trente ans de mon activité professorale à l’université. Ce qui m’a fasciné lorsque j’enseignais à la faculté de théologie de Neuchâtel, c’était l’intense collaboration avec les collègues, qui n’étaient pas seulement des collègues au sens propre du terme mais aussi des amis. Je n’ai vu nulle part ailleurs un tel travail en équipe.
C’était vraiment un extraordinaire point fort de cette petite faculté de Neuchâtel et je suis reconnaissant d’avoir vécu cette collégialité et cet échange interdisciplinaire en théologie.
Je suis aussi reconnaissant au Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNRS) de m’avoir accordé le financement de mon projet autour du livre de Qohéleth que j’ai réalisé avec un philosophe.
Cela m’a permis d’être reconnu, en tant que chercheur, au niveau fédéral et au niveau international, et donc de nouer des contacts à la fois à l’étranger et sur un plan œcuménique. Grâce à cela, j’ai eu des doctorants venant des Etats-Unis et d’ailleurs, ce qui a aussi été une impulsion extraordinaire. Malheureusement, tout cela a pris fin avec mon rattachement à la faculté des lettres.
Quels sont vos projets pour les années à venir?
C’est une question qu’on me pose toujours! Mais je n’ai pas de projets. J’aimerais simplement faire ce que je n’ai pas pu réaliser durant ma carrière professionnelle. J’ai beaucoup travaillé sous le stress: m’initier au français, à l’enseignement de l’hébreu, à l’herméneutique, m’a demandé un effort énorme. Dans la période où je travaillais au projet sur Qohéleth, je n’étais pas dispensé pour autant de l’enseignement. Et quand j’ai découvert la vie de la faculté des lettres, j’ai de nouveau eu des semaines de travail plus proches de 60 heures que de 42!
Durant toutes ces années, ma femme s’est énormément investie pour que j’ai toute liberté de travailler, en assumant toutes les responsabilités du quotidien. Mon projet pour les prochaines années est donc d’avoir du temps pour elle, pour mes enfants, pour mes petits-enfants. Deuxième aspect que je n’ai pas tellement pu réaliser durant ma carrière: faire des voyages. Troisième point, enfin lire ce que je ne suis pas obligé de lire pour des raisons professionnelles: ce qui se fait aujourd’hui dans la littérature allemande, dans la littérature française... Ce sont là mes trois projets.
Mais je constate que si je n’ai pas de projet scientifique, j’aurai tout de même encore quelques travaux à faire. Puisque je n’ai pas de successeur, la faculté des lettres m’a prié de participer à un cours sur les «Textes fondateurs» de la tradition occidentale. Et je suis étonné d'être invité à relire de manière critique des manuscrits prévus pour la publication, à donner des conférences en Allemagne et en Suisse, dans un cadre universitaire ou ecclésiastique... Les prochains mois, en tout cas, seront encore très loin du véritable repos que l'on pourrait attendre pour une retraite.