La religion crucifiée

La religion crucifiée

Le théologien réformé François Vouga vient de sortir La religion crucifiée - Essai sur la mort de Jésus aux Editions Labor et Fides. Pour le professeur de Nouveau Testament aux Facultés de théologie de Bethel et de Wuppertal en Allemagne, la lecture sacrificielle de la mort de Jésus est étrangère au Nouveau Testament. Interview.
(Rembrandt: Les Trois Croix, 1653) Rembrandt: De Drie Kruisen (1653). Droge naald en burijn. Afmetingen 38,5 x 45 cm. Rijksmuseum, Amsterdam.
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D’où vient votre intérêt pour les interprétations de la mort de Jésus aujourd’hui ?

Sans l’annonce de la mort et de la résurrection de Jésus, le christianisme se réduit à un enseignement religieux et moral, à une forme d’humanisme parmi d’autres. C’est l’éclairage que l’événement de Pâques projette sur Vendredi-Saint qui lui confère sa valeur de vérité. Pour l’apôtre Paul et les évangiles, la confession fondatrice de la foi chrétienne, «Christ est mort pour nous», n’est pas seulement apparue comme compréhensible et raisonnable, mais ils l’ont proclamée comme la bonne nouvelle par excellence, libératrice et pourvoyeuse de sens pour l’universalité de l’humanité.

Il me paraît décisif, pour penser la vérité du christianisme de manière crédible, de rendre compte de la simplicité, de la clarté et de la pertinence de leur interprétation. Pour cela, il s’avère nécessaire de les dégager des lectures sacrificielles qui n’en ont pas seulement obscurci le sens, mais qui ont contribué, à l’encontre du message émancipateur de l’Evangile, à alimenter la mauvaise conscience et la résignation de croyantes et de croyants.

Quel est pour vous le message essentiel du Vendredi-Saint ?

Vendredi-Saint ne prend tout son sens, bien sûr, qu’à partir de l’annonce de Pâques: en soi, la mort d’un crucifié n’a pas d’autre signification que celle de la manifestation de la violence humaine. Quant à la mort de ce crucifié-là, qui déclarait incarner la présence de Dieu en s’attablant, en mangeant et en buvant avec les rejetés de la société religieuse de son temps, elle survient comme la conséquence acceptée de la reconnaissance de chacune et chacun comme personne. Jésus a payé de sa vie le prix de son amour inconditionnel des êtres humains tels qu’ils sont et là où ils se trouvent.

Or, l’annonce de Pâques confère à l’événement de Vendredi-Saint une tout autre dimension: la reconnaissance de chaque individu comme personne n’était pas le seul fait de l’ouverture et de la générosité d’un penseur exceptionnel. Elle se révèle comme la vérité de Dieu lui-même qui, en faisant apparaître ce Jésus comme le Seigneur vivant et en le reconnaissant comme son Fils, se solidarise de sa parole et de sa pratique.

Le message essentiel de Vendredi-Saint?

Pour moi, Dieu se manifeste comme le Père de celui qui a accepté de perdre tout ce qu’un être humain peut perdre, pouvoir, honneur, beauté, dignité et la vie elle-même, pour témoigner d’une identité reconnue inconditionnellement à chacun. Le Dieu de Vendredi-Saint est le Dieu des personnes, reconnues libres et responsables, et non le garant d’institutions religieuses ou de qualités morales.

Vous insistez beaucoup sur la figure d’un Jésus qui ouvre l’humanité à une vie nouvelle, fondée dans la reconnaissance et la confiance, par le don gratuit de sa propre vie. En quoi les interprétations traditionnelles du Vendredi-Saint, qui voient la mort de Jésus comme un sacrifice pour racheter les péchés de l’humanité, sont-elles pour vous en décalage avec le message du Nouveau Testament ?

La lecture sacrificielle de la mort de Jésus est étrangère au Nouveau Testament. Elle est attestée pour la première fois par les lettres d’un auteur, Ignace d’Antioche, qui s’efforce, au second siècle, de donner au christianisme les caractéristiques de la religion romaine: on sacrifie pour apaiser les dieux et gagner leur bienveillance.

L’idée selon laquelle Jésus serait mort à notre place pour expier les péchés de l’humanité, pour libérer celle-ci d’une condamnation divine et sauver l’honneur de Dieu, a trouvé sa forme définitive dans l’oeuvre magistrale d’un moine du XI ème siècle, Anselme de Cantorbéry. Elle a rencontré un grand succès dans l’Eglise du Moyen-Âge, qu’elle légitimait comme institution gérant le salut et la perdition des âmes et des peuples. Elle s’est imposée de manière telle que Martin Luther lui-même a eu de la peine à s’en débarrasser et qu’elle survit dans les catéchismes et les liturgies.

Cette lecture, devenue traditionnelle, se trouve en décalage fondamental avec celles, diverses, que propose le Nouveau Testament. Le dénominateur commun de ces dernières consiste à comprendre Vendredi-Saint comme l’événement libérateur d’une révélation, et non comme un sacrifice destiné à sauver l’ordre établi, l’ordre religieux en particulier. La révélation de la reconnaissance inconditionnelle de Dieu se présente comme un acte de confiance qui appelle la confiance, comme une mise en valeur de chaque sujet humain qui donne à celui-ci son identité singulière et l’invite à la liberté.

Pourtant, ces interprétations sacrificielles trouvent en partie leur source dans une présentation de Jésus comme juge venu pour acquitter ou condamner les hommes, et qui, de manière surprenante, est jugé et condamné à leur place. Cette image d’un Jésus-Christ à la fois juge et condamné n’est pas absente du Nouveau Testament, mais vous ne l’évoquez pas dans votre ouvrage; pensez-vous qu’elle a encore un sens pour la foi chrétienne aujourd’hui ?

L’image de Jésus juge et condamné se trouve bien dans le Nouveau Testament, par exemple dans certains passages des épîtres de Paul et surtout dans l’évangile de Jean. Mais, dans mon ouvrage, je relis précisément les passages où elle apparaît pour montrer que, dans la réflexion qu’ils développent, Jésus n’est pas condamné à notre place et que cette image de Jésus ne donne pas lieu à une interprétation sacrificielle.

Dire que l’instant de la condamnation de Jésus prononce le jugement de l’humanité ne fait pas de lui une victime sacrificielle. Au contraire: elle rend compte de la liberté d’un don de soi et dénonce l’illusion d’une auto-organisation personnelle, religieuse et politique qui entend se fonder sur elle-même et qui sème la mort. Dire que Jésus a fait don gratuitement de sa vie, qu’il est mort «pour nous» ne signifie pas, dans le Nouveau Testament, qu’il est mort «à notre place.»

«Pour nous» signifie tout d’abord que sa mort ne constitue pas la fin, mais le commencement d’une histoire, et, ensuite, que cette mort n’a pas son sens en elle-même, mais qu’elle trouve sa portée dans la puissance libératrice qu’elle prend pour nous.

Vous vous montrez également critique à l’égard de la religion institutionnalisée, comprise comme «la gestion des rapports avec l’au-delà par le truchement de pratiques rituelles, de règles morales et d’une caste de prêtres consacrés, mis à part pour cet office.» Quel regard portez-vous sur les Eglises et le rôle qu’elles remplissent?

Vendredi-Saint et Pâques obligent évidemment à porter un regard critique sur les institutions religieuses dès le moment où elles s’imagine pouvoir s’imposer comme des médiations indispensables de la présence de Dieu. En effet, le Nouveau Testament définit précisément l’Eglise comme le corps social qui atteste et dans lequel se vit la reconnaissance inconditionnelle de chacune et de chacun. C’est là que se manifeste la présence réelle de Dieu.

Une des originalités de votre ouvrage est que vous faites appel, aux côtés de théologiens comme Martin Luther ou Jean Calvin, à l’œuvre d’un compositeur, Frank Martin. Quel est pour vous le rapport entre l’art et la théologie?

Golgotha de Frank Martin est reconnu depuis longtemps comme un des chefs d’oeuvre de la musique du XXème siècle. J’ai voulu montrer qu’il s’agit aussi d’une contribution laïque majeure à la pensée théologique contemporaine. Plutôt que d’opter entre Karl Barth et Paul Tillich, je l’ai choisie parce qu’elle se situe, de manière critique, au centre du débat: à partir de la vision des trois croix de Rembrandt, Frank Martin combine en effet les textes évangéliques avec des méditations attribuées à Augustin, mais probablement dues à la plume d’Anselme de Cantorbéry, qu’il libère, avec une grande sûreté évangélique, de tous motifs sacrificiels.

A LIRE: La religion crucifiée - Essai sur la mort de Jésus, Labor et Fides, 200 pages, mars 2013