Quand partialité rime avec responsabilité

Quand partialité rime avec responsabilité

Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées.Le pasteur Blaise Menu, modérateur de la Compagnie des pasteurs et des diacres revient sur les élections présidentielles françaises.

Photo: CC (by-nc) Tonio Vega

A sa fille qui s'apprête à partir en soirée, un père protestant déclare: «Ma fille, je ne vais pas te dire ce que tu dois faire ou ne pas faire. Tu sais ce que tu dois faire...». Inscrite dans l'ADN protestant au point d'avoir été croquée, dans mon souvenir, par Albert de Pury, la scène prête toujours à sourire. Pourtant, au moment où ce savoir s'estompe, où cette sorte d'évidence des valeurs transmises se voit inquiétée, plus rien ne prête à sourire.

La France s'apprête à faire un choix de valeurs crucial. En son sein, bon nombre de protestants s'inscrivent en résistance face à la droite radicalisée que représente le FN, tandis que d'autres ont cédé aux charmes d'une blondeur duplice. Macron ou Le Pen, à qui le protestant donnera-t-il son vote? Sait-il encore ce qui fonde ses valeurs? J'entends déjà la complainte: «Voilà qu'un pasteur vient faire la morale dans le champ politique au lieu de s'occuper des âmes! Au nom de la laïcité, que chacun reste chez soi!» Ha! Bienheureuse laïcité qu'on invoque quand ça nous arrange. Or la laïcité, à Genève, je sais ce que c'est, je la revendique haut et clair, et elle est le meilleur outil possible pour garantir la paix convictionnelle, le pluralisme et la liberté d'expression, avec cette nécessaire connivence critique qui veut qu'on reste en dialogue, même avec ceux qui ne pensent ou ne croient pas comme nous – mais en dialogue exigeant et ferme.

Pour moi qui ne suis qu'un spectateur du choix présidentiel, pas même français par mariage, je vis l'expérience de l'impuissance citoyenne. Mais je me souviens que mon illustre prédécesseur à la charge de modérateur que j'occupe aujourd'hui, un certain Jean Calvin, Français émigré à Genève, n'a pas mâché ses mots devant l'ignorance religieuse et l'arrogance politique pour garder le cap de l'Evangile, même s'il a cédé lui aussi, hélas, à quelque tragique infamie. Et combien dans sa trace furent inspirés et courageux dans le refus de l'autocratie ou de la démocrature!

Du coup, je le reconnais sans ambages: c'est bien de morale qu'il s'agit, de celle qui ne vous laisse pas tranquille, qui vous oblige parce que rien ne saurait valablement être pensé sans elle. Mais qu'on ne se méprenne pas: je ne parle pas de ce moralisme qui vous enivre de propos suaves en disant «C'est pas bien, vous savez...», non: j'invoque les valeurs fondamentales, évangéliques et humanistes qui, dans un pluralisme toujours à reprendre mais assumé, permettent de construire et de gérer une société complexe, riche et forte.

Or pour fourguer leur projet politique, le FN et ses affidés échafaudent de toutes pièces la fiction d'une France homogène qu'ils doivent pourtant fragmenter, prise aux filets du piège identitaire: française par les gènes, chrétienne virant catholique par opportunisme, surtout non-musulmane, la moins européenne possible, le tout soutenu par un programme politiquement versatile à un point qui donne le tournis, quand on n'a pas simplement la nausée à cause de ses fondamentaux sous-jacents. Et son moteur de transformation sociale reste le principe d'exclusion, jamais de concertation ni de consensus. De ce point de vue, le FN n'est que la quintessence d'une République clivée et éreintée: il est le reflet illusoire d'un monde fini. A ce stade, il n'est même plus besoin de diaboliser, ce qui de toute façon est un peu vain: il suffit d'ouvrir les yeux et d'avoir un peu – juste un peu – de mémoire et de conscience politiques.

Dès lors, on a beau n'être peut-être pas transporté d'enthousiasme par le programme centriste, il n'y a pas à hésiter – mais il reste à se questionner, pour savoir comment surmonter cette duperie frontiste qui, si l'on ne fait rien, si l'on ne crée pas de la nouveauté politique, continuera de prospérer sur la misère des plus faibles et des laissés-pour-compte du capitalisme et de la société. Car la souffrance est réelle, le malaise profond, l'attente hors-norme, l'espérance redoutable. Le vote affleure la colère et le désespoir – car si c'est de raison qu'on vote bleu marine, quelle drôle de raison que voilà: que s'est-il donc passé pour qu'elle soit désolée à ce point? Cela, je veux bien l'entendre, honnêtement. Mais voter sciemment pour un parti qui conchie les valeurs évangéliques élémentaires et méprise les protestants comme le fait le FN par des références historiques oiseuses est incompréhensible.

Alors si j’étais ce père protestant, je discuterais et dirais: «Ma fille, je ne vais pas te dire ce que tu dois voter, ni même si tu dois voter: tu sais ce que tu dois faire». Car voter n'est plus un choix, c'est le privilège d'une responsabilité considérable – presque infinie. Encore faut-il savoir envers qui, ou envers quoi. A cette heure, peut-on encore se contenter de rester en retrait, ou laisser d'autres choisir à notre place quand ça nous contrarie? Chacun-e jugera, dans la solitude de l'isoloir, en conscience, devant deux projets de société qu'on ne saurait considérer comme simplement équivalents, où se trouve encore la possibilité de l'Evangile.