La Suisse romande et le livre, une histoire qui dure

La Suisse romande et le livre, une histoire qui dure

Le livre a toujours eu une place centrale en Suisse romande, dès les débuts de l’imprimerie. A partir du XIXe et pendant tout le XXe siècle, cette région a connu un rayonnement international dans le secteur de l’imprimerie et de l’édition. François Vallotton, professeur ordinaire d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne, a consacré sa thèse et une partie de ses recherches à ce sujet. Interview.

Propos recueillis par Noriane Rapin

En quoi la Suisse romande est-elle historiquement une terre du livre?

D’abord, l’activité d’imprimerie est relativement précoce en Suisse romande, puisque les premières imprimeries apparaissent rapidement, dès la fin du XVe siècle. La Réforme va donner une impulsion très importante au monde de l’imprimé et faire de villes comme Genève, Neuchâtel et Lausanne des lieux extrêmement importants pour la production et la diffusion de l’imprimé. La culture protestante a aussi sans aucun doute encouragé un rapport au livre privilégié, même si on a parfois surestimé les différences fondamentales entre monde catholique et monde protestant. La Réforme a néanmoins favorisé la production des imprimés, le contact direct avec le livre ainsi que divers circuits de distribution, par le biais des bibliothèques paroissiales ou des sociétés évangéliques particulièrement importantes dès le XIXe siècle.

Là-dessus s’ajoute une alphabétisation de la population plus importante que dans d’autres pays européens, déjà à l’époque moderne. C’est lié au tissu social helvétique, composé de petits centres urbains eux-mêmes organisés autour de sociabilités intellectuelles, religieuses et culturelles. Tout cela fait que le contact avec l’imprimé est extrêmement dense et précoce. On sait par exemple qu’il y a beaucoup de sociétés locales en Suisse au XVIIIe siècle: elles amènent souvent à un contact avec l’imprimé, et il s’agit d’ailleurs souvent de sociétés qui ont un lien direct avec ce monde, comme les sociétés de lecture.

Comment est-ce que cela se traduit concrètement, en terme de production et de rayonnement international?

Sur le plan de la production, des imprimeries et des maisons d’édition relativement importantes apparaissent dès le moment de la Réforme, avec une recrudescence au XVIIIe siècle, liée à la censure très forte qui a cours dans certains pays européens. Même si cette censure existe aussi en Suisse, il y a des moyens de la contourner, surtout pour les publications clandestines destinées aux marchés étrangers. Au XIXe siècle, on va voir apparaître une série de maisons d’éditions qui se développent dans le sillage de courants libéraux, à la fois adossées à des journaux et favorisées par l’abolition en 1848 des barrières douanières cantonales qui entravaient le commerce du livre.

La Suisse étant un carrefour géographique, un commerce de librairie extrêmement important s’y développe dès le XVIe siècle. Genève en est l’un des pôles, et sert d’interface dans l’échange du livre entre le nord et le sud de l’Europe, mais aussi entre la France et l’Italie. La librairie genevoise constitue donc un relais important dans la diffusion du livre. Les contacts se nouent avec les Pays-Bas, l’Allemagne, avec la Péninsule ibérique également et par ce biais avec l’Amérique latine.

Qu’en est-il au XXe siècle?

L’édition connaît un renouveau dès la fin du XIXe siècle, avec la naissance d’une édition autonome qui essaie de se différencier des activités de libraire ou d’imprimeur auxquelles elle était directement liée. Ces maisons d’édition vont se singulariser sur des marchés de niches, moins touchés par la production française, par exemple les beaux livres, les livres d’art. Paris reste le lieu de la consécration littéraire pour le monde des lettres, mais dans le même temps, certains secteurs vont se développer en Suisse romande, comme la littérature pour la jeunesse, avec l’implication des éditeurs religieux soucieux de fournir de «bonnes lectures».

Certaines figures éditoriales auront une renommée internationale dans l’entre-deux-guerres, ceux qu’on appelle la «bande des quatre»: Skira, Hermann Hauser, Mermod et Mermoud. Non seulement ils marquent le monde du livre local, mais ils ont des ramifications à Paris. La période de la Seconde Guerre mondiale est également celle de l’âge d’or de l’édition romande dans la mesure où beaucoup de maisons vont se créer pour relayer une édition française mise sous le boisseau par l’occupant.

Cela se poursuit dans toute la période de l’après-guerre avec la grande tradition des arts graphiques. Lausanne est présentée dans les années 1950 comme la capitale internationale des arts graphiques, à la fois de par la réputation de ses imprimeries, la présence d’éditeurs renommés, le développement d’une tradition typographique extrêmement importante. Cela fait que dans les années 1950-1960, on vient imprimer en Suisse : ce sont les grandes heures de l’édition illustrée, art et photographie, qui peut s’appuyer sur des maisons de pointe et compétitives au niveau des tarifs.

L’édition romande a eu et a encore aujourd’hui une capacité à se renouveler. Dans les années 60, on voit une nouvelle génération apparaître avec par exemple Bertil Galland qui promeut l’idée de littérature romande, l’Âge d’homme qui propose une ouverture sur la littérature étrangère, ainsi que les éditions de l’Aire. Ces trois maisons, rejointes par Zoé au milieu des années 1970, vont jouer un très grand rôle dans la vie culturelle locale et auront une audience plus large sur le marché francophone. La Suisse romande a aussi accueilli des maisons d’édition dont le poids économique était inversement proportionnel à la taille de la région. Par exemple, l’empire «Rencontre» a pu compter jusqu’à 1200 collaborateurs (700 en Suisse) et était à l’origine d’une production absolument incroyable.

La Suisse romande a donc pu à la fois jouer sur ces caractéristiques de niches et créer jusque dans les années 1970 des entreprises éditoriales qui étaient une véritable force industrielle avec un rayonnement et une diffusion par delà les frontières du pays.

Concernant le rapport au livre, peut-on dire qu’aujourd’hui encore les Romands lisent beaucoup?

Même si on a beaucoup parlé des difficultés du secteur des librairies, elles ne sont néanmoins pas dues à un déclin des lecteurs. Certes, il y a un déclin des lecteurs très assidûs qu’on peut voir partout, mais cela n’est pas dû à l’arrivée du numérique: les enquêtes montrent qu’on n’a jamais autant lu, puisqu’on lit sur tous les supports. La lecture n’est certainement pas en crise de manière générale, et tout particulièrement en Suisse romande qui reste une terre de lecteurs, de par la forte densité de bibliothèques et de librairies, et de par un pouvoir d’achat qui reste supérieur à celui d’un Belge ou d’un Français lambda.

De plus, on trouve en Suisse romande un attachement au marché du livre de proximité et à une littérature du cru. Depuis une quinzaine d’années, on voit émerger de nouvelles petites maisons d’édition, qui ont parfois un succès remarquable, et qui s’appuient sur une production locale abordant des thématiques dans lesquelles le public se reconnaît. Toutes les statistiques montrent que la lecture reste forte. Le numérique, loin d’avoir émoussé cet appétit de lecture, l’a même renforcé!

Quel a été l’impact du numérique sur la culture du livre en Suisse romande?

Les conséquences de l’arrivée du numérique sur la chaîne du livre ne sont pas toujours positives, en Suisse romande comme ailleurs. Elles font même peser des menaces sur la librairie, du fait du prix plus bas et de l’accessibilité immédiate. Les libraires doivent se montrer hyper compétitifs au niveau de l’approvisionnement, c’était d’ailleurs un thème central au moment des débats sur le prix unique du livre en Suisse: il faut qu’un libraire puisse se procurer un ouvrage dans un délai raisonnable. Au niveau de la production, la figure même de l’éditeur est d’une certaine manière remise en question. Il y a une fragilisation de la chaîne du livre qui touche donc tous les pays.

Du point de vue de la lecture, les effets sont plus contrastés. Le numérique ne provoque pas une désertion du livre papier mais contribue à une diversification et une complémentarité des pratiques de lecture. Même si on pouvait craindre que le livre perde son rôle de vecteur intellectuel et culturel, on constate que dans le flux d’informations quotidien, il oriente le débat public et contribue à mettre à l’agenda certaines thématiques. Le livre a cet avantage par rapport notamment à l’information via les réseaux sociaux. C’est sa force, qui lui permet de garder une place dans le paysage social et culturel.