Tradition et autorité de l'Ecriture

Tradition et autorité de l'Ecriture

Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées.

Le théologien et philosophe, Jean-Marc Tétaz, propose des pistes de réflexion sur la tradition et l’autorité de l’Ecriture.

Photo: Jean-Marc Tétaz

Trop souvent, on croit voir dans la récusation de toute tradition le corollaire nécessaire impliqué par l’affirmation de l’autorité de l’Ecriture. Du coup, le protestantisme ne saurait reconnaître nulle légitimité à la tradition, qu’il aurait congédiée une fois pour toutes. Il n’en est rien. Dans la théologie de Luther, la critique de la tradition porte en priorité sur les rites et les pratiques introduits par l’Eglise sans base scripturaire, et déclarés toutefois obligatoires pour le salut. Dans cette perspective, la critique des traditions va de pair avec l’affirmation de la liberté du chrétien. Mais cette liberté est elle-même enracinée dans une tradition: la prédication de l’Evangile. Loin d’inviter à faire l’impasse sur la question de la tradition, la théologie de la Réforme requiert au contraire qu’on s’interroge à nouveaux frais sur ce qu’est une tradition, mais aussi sur le lien entre la question de la tradition et l’affirmation de l’autorité de l’Ecriture.

Dans une perspective anthropologique, la tradition est un phénomène de transmission ressortissant à la mémoire culturelle. Sa fonction consiste à rattacher le présent au passé commémoré en créant un monde symbolique partagé par les membres d’un groupe ou d’une société. Une tradition constitue à ce titre un espace commun dans lequel s’inscrivent les expériences, les attentes et les actions des membres d’une communauté. Mais cet espace commun implique une opération de sélection: une tradition retient certains éléments de la mémoire sociale des groupes constituant la communauté et en refoule d’autres: pas de tradition sans oubli d’autres mémoires!

La canonisation

La canonisation est une des formes classiques que revêt la mémoire culturelle dans les cultures de l’écriture. Canoniser un corpus de textes, c’est assurer la transmission immuable d’une ou de plusieurs traditions considérées comme sacrées par une communauté parce que cette communauté y reconnaît les éléments constitutifs de son identité. Le canon constitue une frontière symbolique séparant ces traditions de toutes les autres traditions. Le canon biblique ne fait pas exception à la règle, comme le montre l’existence des écrits dits deutérocanoniques. Il conserve par ailleurs les traces des conflits qui ont accompagné sa constitution. Enfin, la présence de deux collections de textes, l’Ancien et le Nouveau Testaments, lui confère une complexité spécifique. Le canon des Ecritures chrétiennes est ainsi composé d’un entrelacs de traditions dans lequel se sédimentent des processus complexes de relecture. Il propose des pistes de lecture irréductiblement plurielles et résiste à toute tentative d’homogénéisation ou d’unification.

Les Ecritures canoniques participent du régime de vérité propre aux textes. Tout texte possède en effet une autorité spécifique dans la mesure où il déploie une proposition de sens dans laquelle se mêlent des dimensions théoriques, éthiques, axiologiques, esthétiques, etc. Cette proposition de sens est le monde du texte. Elle requiert du lecteur qu’il s’engage dans une expérience de lecture en faisant l’hypothèse de la vérité du texte. Il faut entendre par là qu’il prenne au sérieux la proposition de sens du texte en essayant d’en saisir la signification et les implications.

Les textes réunis dans le canon de la Bible chrétienne ne font pas exception. Ils déploient, chacun à sa manière, des mondes textuels qui sont autant de propositions de sens. Il est vain d’essayer de ramener ces mondes textuels à une conception centrale par une interprétation prônant une clé de lecture unique et universelle. Les propositions de sens ouvertes par les textes réunis dans la Bible sont et restent multiples. La réception des textes dans le canon des Ecritures prescrit toutefois une perspective de lecture: les mondes déployés par les textes retenus sont lus sous l’horizon de la question de Dieu. Cette dimension de transcendance revient même aux textes dont le sens originel ne la comprenait pas, tel le Cantique des Cantiques.

L’interprétation

Interpréter un texte, c’est reconstruire la proposition de sens de ce texte. Dans le cas de textes canonisés, cette interprétation s’inscrira dans un registre distinct de celui du texte interprété: le registre du commentaire. Le commentaire constitue une modalité spécifique de la tradition. Sa tâche consiste à faire comprendre la proposition de sens déployée par le texte commenté; en christianisme, il s’agira de déployer le monde du texte sous l’horizon de la transcendance absolue. C’est la fonction de la prédication. Elle doit faire comprendre le texte comme une nouvelle façon d’interpréter le monde et la vie de l’homme en les plaçant tous deux dans la perspective ouverte par la question de Dieu. Mais comprendre un texte n’est pas encore adhérer au sens qu’il propose. On peut saisir la signification d’un texte sans accepter la perspective d’interprétation qu’il propose. C’est ce que nous faisons par exemple lorsque nous lisons l’Illiade, à la différence des Grecs de l’Antiquité. Adhérer à la proposition de sens d’un texte biblique en tant qu’elle confronte le monde du lecteur ou de l’auditeur à la question de Dieu, c’est ce qu’on appelle la foi. On reconnaît alors dans cette proposition de sens une révélation de Dieu.

Les textes réunis dans le canon des Ecritures saintes du christianisme sont irréductiblement pluriels; cette pluralité se retrouve jusque dans la structure du canon. Du coup, la réception de ces textes dans la lecture et le commentaire donne naissance à une tradition elle aussi plurielle. Cette pluralité est légitime et indépassable. Trop souvent, le protestantisme a été tenté de l’oublier en insistant sur la clarté de l’Ecriture qui atteste l’unicité de son sens dévoilé en Jésus-Christ. Loin de reconnaître l’autorité de l’Ecriture, ce type de lecture fait violence à la complexe symphonie des textes bibliques et à leurs nombreuses dissonances. Reconnaître l’autorité de l’Ecriture signifie au contraire s’inscrire dans une démarche attentive à la pluralité des propositions de sens déployées par les textes bibliques. Et oser opérer des choix: nous ne pouvons adhérer à toutes les propositions de sens déployées par les textes du canon des Ecritures.