Les anges se cachent au seuil des portes

Les anges se cachent au seuil des portes

Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées.

La théologienne neuchâteloise Muriel Schmid, vit aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années. Elle est directrice de programme pour les Equipes chrétiennes pour la paix à Chicago. Elle partage avec les lecteurs de Protestinfo ses impressions de retour du Kurdistan irakien.

Photo: Lalish CC(by-sa) Jan B. Vindheim

Me voilà de retour dans le Kurdistan irakien après presque 3 ans. Voyager aujourd’hui dans cette région semble a priori inquiétant et pourtant, une fois sur place, on y découvre un environnement riche et accueillant, des paysages magnifiques et des gens souriants. Malgré une situation économique extrêmement critique, la proximité des forces de l’Etat islamique et le nombre impressionnant de réfugiés syriens et de personnes déplacées venues d’Irak, la population semble maintenir un quotidien presque normal. Esprit de résistance et de persévérance remarquable!

Notre petite équipe s’est mise en route au travers de la région pendant deux jours; l’un de nos arrêts nous amène près de Duhok, à Lalish (ou Lalesch). Lalish est le lieu saint des yézidis et a récemment échappé de peu à la destruction lors de l’avancée de l’Etat islamique. Une visite unique dans un univers spirituel inconnu!

Les yézidis font partie des groupes persécutés par l’Etat islamique ce qui leur a valu, soudainement, une reconnaissance et une présence inhabituelle (du moins pour un moment) dans les médias occidentaux. Qui avait entendu parler de cette minorité religieuse kurde avant cela? Je n’en avais personnellement aucune connaissance.

Le yézidisme est considéré comme la plus ancienne religion monothéiste plongeant ses racines dans les anciennes civilisations mésopotamiennes; de quoi revisiter certaines préconceptions de notre monde judéo-chrétien! Le nombre de ses adeptes est estimé à environ 800’000, dont la majorité vit en Irak et dans le Kurdistan irakien. Lalish se situe sur une petite montagne et abrite le seul Temple des yézidis. Le sol y est sacré — on retire ses chaussures a son approche — et chaque yézidi est censé y effectuer 6 pèlerinages durant sa vie. La figure fondatrice du yézidisme est le maître soufi, Chekh Adi, venu du Liban s’installer à Lalish au XIIe siècle. Depuis sa mort vers 1160, sa sépulture tient une place de choix dans le Temple des yézidis à Lalish. Outre cet objet d’adoration, les yézidis pratiquent divers rituels sur ce lieu saint: baptême, prières, contemplation et ils y allument chaque soir plus de 2000 lampes à huile.

Accusés d’être des adorateurs du diable, leur cosmologie leur a souvent valu l’opprobre des musulmans comme des chrétiens. L’archange Tawûsê Melek ou l’Ange Paon est une figure controversée du récit de la création. Alors que les chrétiens et les musulmans l’associent généralement à l’ange déchu qui représente Satan, les yézidis voient en lui le seul adorateur absolu du Tout-Puissant; il refuse en effet de se prosterner devant Adam invoquant l’ordre divin originel de n’adorer que le Dieu Suprême. Les anges ont ainsi une place particulière dans la spiritualité des yézidis. A chaque jour de la création correspond la création d’un ange (ou archange) et ces 7 anges sont les gardiens du monde; Tawûsê Melek est le premier à être créé et devient le chef des anges.

Pieds nus, nous marchons en ce lieu saint. Nous cheminons d’un espace à l’autre: baptistère au pied de la source sacrée, quelques maisons d’habitation, place centrale, et finalement, nous aboutissons à l’entrée du Temple. On nous demande expressément d’enjamber les seuils des portes et de ne pas y poser le pied. Les anges y résident et le seuil de chaque porte est habité d’une présence angélique. Dans de nombreuses traditions, portes, portails et seuils sont d’une nature symbolique et marquent le passage entre deux mondes ou deux réalités. Ici plus qu’ailleurs peut-être ce passage se voit strictement respecté.

L’enjambement des seuils donne une tournure particulière à notre visite du Temple yézidi. Notre petit groupe semble particulièrement attentif à ses pas et à ne pas manquer de marche. Cela nous ralentit et nous rend un peu gauches. La rencontre avec le sacré, marcher en ce lieu saint, nous oblige à regarder l’invisible, un beau paradoxe! Combien de fois, dans nos rituels et nos espaces, sommes-nous vraiment confrontés à ce paradoxe? L’invisible se regarde-t-il en face?

Quelques références