Connaissance, compréhension et culture, les trois pistes de Kepel face au djihadisme

Connaissance, compréhension et culture, les trois pistes de Kepel face au djihadisme

[pas de chapeau]
open(this.href+'&img=images/stories/Illustrations/2016/GillesKepel.jpg&title=','','scrollbars=yes,resizable=yes,location=yes,menubar=yes,status=yes,toolbar=yes,left=0,top=0');return false;">Invité par le quotidien Le Temps, le spécialiste de l’islamisme Gilles Kepel a donné mercredi 27 janvier une conférence à la Maison de la Paix à Genève. Dans une salle pleine à craquer, le professeur de Science Po a livré trois pistes pour faire face au djihadisme.

(texte et photo)

Son intervention, dense, émaillée d’anecdotes et de traits d’humour, a duré une heure et demie. Parfaitement à l’aise, multipliant les bons mots et les anecdotes, Gilles Kepel a esquissé quelques réflexions face à cette question cruciale: «Comment lutter contre le djihadisme?»

Sortir du militarisme.

Dans un exposé exclusivement centré sur la France, le politologue a commencé par critiquer la réaction militariste de Paris. «Dire guerre, guerre, guerre, en sautant comme un cabri, ça ne résout pas grand-chose», a-t-il affirmé, paraphrasant ainsi une phrase de Charles de Gaulle. Certes, sur la scène extérieure, la France est en guerre. Et sur le territoire national? «Daesh nous dit que oui. Ses adhérents veulent la guerre civile sur une base territoriale confessionnalisée, pour que tous les musulmans se réunissent sous une bannière radicale». Gilles Kepel appelle à sortir de cette vision simpliste: «quand on dit guerre, on pense qu’on a tout dit, mais ce n’est pas le cas».

Le politologue spécialiste de l’islam contemporain et parfait arabisant propose, lui, trois pistes pour affronter le djihadisme sur le long terme: la connaissance, la compréhension du terreau et la prise en compte du défi culturel.

Un travail de renseignement inadéquat

La connaissance, soit «la capacité de comprendre ce qui se passe», est une qualité «quoi qu’en disent les politiques», a-t-il tranché, revenant sur les propos récents du Premier ministre Manuel Valls selon lequel «vouloir comprendre, c’est excuser». Le savoir doit ainsi permettre de «rendre plus adéquat le travail de la police et des renseignements. Ils ont raté la manche face à la troisième génération de djihadistes», a critiqué Gilles Kepel qui ne s’est pas privé de quelques piques bien senties envers la politique de Paris tout au long de son intervention.

En cause notamment, la cécité des services français lorsqu’Abu Musab Al Suri dit «Le Syrien», idéologue majeur des djihadistes d’aujourd’hui, a issu il y a quelques années un exposé de 1600 pages détaillant ce qu’il comptait faire en Europe. «Cela n’a pas été pris au sérieux, ce qui s’est révélé une erreur majeure», soutient le politologue. Il souligne aussi que la structure pyramidale de la police et des renseignements ne permet pas de lutter efficacement contre un djihadisme mobile et peu hiérarchisé.

Le colonialisme en question

Il faut ensuite comprendre le terreau, soit le contexte social, historique et culturel qui explique pourquoi la France est si touchée par le djihadisme et pour cela, se pencher sur les enjeux postcoloniaux. «Le français, cette langue de la laïcité, de Voltaire, des Lumières, est particulièrement haïssable aux yeux d’une partie de l’islam nord-africain. En résulte, chez certains Français d’origine maghrébine, une haine de soi, de la manière dont on s’est construit», a expliqué Gilles Kepel.

A cela s’ajoute un problème d’inclusion, car nombre de ces Français choisissent finalement l’exil — exil vers les pays arabes, vers Daesh, ou pour trouver du travail — faute de perspectives dans le pays dans lequel ils sont nés. «Mohamed Merah a perpétré sa tuerie à Toulouse et Montauban le 19 mars 2012, soit cinquante ans jour pour jour après la trêve de la guerre d’Algérie. Le djihadisme en France, c’est la reprise de la guerre dans un autre registre».

Ainsi, aux yeux de Gilles Kepel, le djihadisme est «défi culturel» fait à la France qui doit repenser la manière dont elle affronte son histoire coloniale, l’intégration de ses ressortissants d’origine maghrébine ou arabe et sa diversité culturelle.

Les paradoxes de Daesh

Le politologue a également exposé les limites de l’action des djihadistes qui sont dans une «fuite en avant dans l’hyperviolence qui empêche le fonctionnement d’une économie politique». Il pointe un paradoxe: «Daesh veut à la fois terroriser l’adversaire et recruter des membres, or il est difficile de faire les deux. La dernière vidéo que les djihadistes ont produite montre une telle horreur — je n’avais jamais vu cela, moi qui en ai vu beaucoup — qu’il devient difficile de s’identifier. Où est la frontière entre les bons musulmans et les apostats? Je ne suis pas sûr que Daesh touchera plus qu’une frange de fanatiques», explique Gilles Kepel.

Le 13 novembre, une «erreur politique»

Le spécialiste de l’islamisme est aussi revenu sur les attaques de janvier et de novembre à Paris. Si la tuerie de Charlie Hebdo a permis aux djihadistes de gagner des adeptes, car «les dessinateurs étaient estampillés comme des islamophobes et des apostats», celle du 13 novembre a été une «erreur politique», selon lui. D’abord, Daesh a tué des musulmans et des civils, ce qui a semé le doute dans les esprits: «moi qui vis à Paris et qui suis de confession musulmane, suis-je aussi une cible?»

Ensuite, l’attaque a provoqué la panique dans des prisons qui sont pourtant un lieu de recrutement important pour l’Etat islamique. «Le stade de France a été visé, or il est situé dans le quartier de Saint-Denis d’où venaient certains prisonniers. C’a été la panique, ils étaient très inquiets pour leurs proches et pendant un moment, le bruit a même circulé que c’était le Mossad qui avait fait le coup. Les djihadistes du 13 novembre ne sont donc pas perçus comme des héros».

Une distance bienvenue

On l’a compris en l’écoutant, les solutions au terrorisme sont tout sauf simples et Gilles Kepel se garde bien de faire des prévisions. Cantonné à l’exemple français, ce qui lui vaudra quelques critiques à la fin de son exposé, son intervention a cependant permis de prendre un peu de distance. Un pas en arrière qui n’est pas un luxe face à un phénomène qui ne semble hélas pas près de disparaître.