«Il n’appartient pas à l’homme de condamner qui que ce soit»

«Il n’appartient pas à l’homme de condamner qui que ce soit»

En citant, lors d’un colloque sur la famille, un passage du Lévitique qui punit de mort ceux qui commettent des actes homosexuels, l’évêque de Coire Vitus Huonder a provoqué la colère des associations homosexuelles.

En citant, lors d’un colloque sur la famille, un passage du Lévitique qui punit de mort ceux qui commettent des actes homosexuels, l’évêque de Coire Vitus Huonder a provoqué la colère des associations homosexuelles.

Comment lire aujourd’hui ce texte qui figure bel et bien dans la Bible? Le point avec Innocent Himbaza, pasteur réformé, maître d’enseignement et de recherche en Ancien Testament à l’Université de Fribourg et éditeur du Lévitique de la nouvelle bible hébraïque Biblia Hebraica Quinta (édition scientifique qui succèdera à l’actuelle Biblia Hebraica Stutgartensia et servira de sources aux traductions de la Bible)

Propos recueillis par Joël Burri

Dans le fond qu’est-ce que le Lévitique?

Innocent Himbaza: C’est une partie du corpus que l’on appelle le Pentateuque –les cinq premiers livres de la Bible (Genèse, Exodes, Lévitique, Nombres et Deutéronomes). Le Lévitique se trouve au milieu de cela comme un livre qui contient spécialement des lois, des références pour régler par exemple les pratiques sacrificielles.

Une bonne partie de ce livre concerne la manière d’être saint devant Dieu. Les textes qui font polémiques font partie de cet ensemble que l’on appelle loi de sainteté (chapitres 17 à 27). Ces références adressées à un peuple particulier dans une période particulière édictaient ce qu’il fallait faire pour correspondre à ce que Dieu veut. «Est-ce que c’est applicable?», «est-ce que cela a déjà été appliqué?», «peut-on le pendre comme valable aujourd’hui?» sont des questions qui font débat.

Justement quelle est votre position, tant comme philologue que comme pasteur?

Ce n’est pas simplement une question de philologie, je pense que c’est une question d’anthropologie biblique. Si l’on en restait à la question philologique, on dirait: «est-ce que c’est ça que le texte dit?» Alors sur le plan philologique, il n’y a pas d’ambiguïté, c’est bien ce que le texte dit.

Par contre, plus importante est la question de de la compréhension du texte de l’Ancien Testament. Pour répondre à cette question exégétique, il me semble important de dire que l’Ancien Testament a évolué, ses concepts ont évolué. Pour moi, il y a un problème quand on lit un texte de l’Ancien Testament en disant «ce texte-là est valable», sans tenir compte de cette évolution. C’est comme si vous preniez un homme adulte et que vous essayez de lui faire porter des chaussures qu’il portait quand il était bébé. L’Ancien Testament a été un bébé, il a été un ado, mais on doit se dire qu’il a grandi et que s’il y a des choses qui restent valables, car c’est la même personne, il y a un certain nombre de choses qui ont changé, car il a évolué.

Je m’explique: au VIe Siècle avant Jésus-Christ, Israël a vécu une catastrophe avec l’invasion babylonienne et la destruction de la capitale Jérusalem et de son temple. Une partie de la population a été exilée. Les réflexions théologiques d’alors ont été confrontées à cette catastrophe et cet exil. Assuré par les réussites de la sortie d’Egypte et de la traversée du désert, le peuple d’Israël disait alors «nous avons un dieu qui face aux autres dieux, est puissant.» Mais comment tenir le langage du Dieu fort qui chasse les autres dieux quand ce même peuple est détruit et envahi? Israël ne pouvait pas accepter que le dieu Mardouk des Babyloniens ait vaincu leur dieu Yahvé. Une autre explication est donc apparue: ce n’est pas que le dieu des Babyloniens a vaincu le dieu d’Israël, mais le dieu d’Israël qui a utilisé les Babyloniens pour punir son peuple. De la même manière quand les Perses vont vaincre les Babyloniens et permettre à Israël de rentrer, Israël ne dira pas «C’est le dieu perse Ahura Mazda qui est devenu plus fort que le dieu Mardouk», mais que «le dieu d’Israël a permis, ou a ordonné que le peuple d’Israël puisse rentrer.»

Ainsi, le point de vue à partir duquel tout s’explique change: Dieu n’est plus considéré comme un dieu parmi d’autres, mais comme le seul dieu. S’il est le seul dieu, c’est lui qui gère le monde entier. Ce nouveau point de référence pour expliquer la marche du monde fait naître d’autres questions en cascade! Par exemple: «si Dieu nous a punis, car nous étions injustes, comment expliquer qu’il ne punisse pas d’autres nations qui sont plus injustes que nous?» La réponse qui sera donnée est «Dieu interviendra aussi contre ces nations.» On trouve des traces de cette évolution dans de nombreux textes de l’Ancien Testament. En effet, l’Ancien Testament n’a pas été rédigé de façon chronologique, il est le fruit de différentes rédactions dans lesquelles se retrouvent des traces des réponses données à différentes questions à différentes époques.

Donc, dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, plus aucun texte n’appelle à punir les pécheurs. Un jour, Dieu interviendra, ce n’est pas à l’homme de le faire. On ne peut donc pas au nom de la foi, faire la guerre sainte. On ne peut pas aller tuer quelqu’un par ce que l’on estime qu’il ne respecte pas sa foi. Contrairement à ce que beaucoup disent, ce n’est pas une nouveauté du Nouveau Testament, mais une évolution que l’on trouve déjà dans l’Ancien Testament. Malheureusement, l’histoire nous montre que cela n’a pas été bien intégré par les croyants.

Même s’ils ne doivent pas faire justice à la place de Dieu, les croyants sont en recherche d’une norme pour plaire à Dieu? Pourquoi les chrétiens s’octroient-ils le droit de manger du porc, alors qu’ils sont encore nombreux à condamner l’homosexualité. Les mêmes textes sont source de ces deux interdits.

D’abord, sur la question de l’homosexualité, il faut préciser que la Bible parle d’actes homosexuels, pas d’homosexualité telle qu’on le comprend aujourd’hui comme relation d’amour fidèle et consentante, inscrite dans la durée. Il y a donc tout un débat pour savoir s’il s’agit de la même chose et je ne suis pas vraiment expert sur ce point. En tous cas, dans le Nouveau Testament, Paul va dire «Ceux qui pratiquent les actes homosexuels n’hériteront pas le Royaume», mais on ne va pas les tuer!

Quant à savoir comment lire l’Ancien Testament, il faut savoir qu’il contient des aspects de type culturel. Ainsi quand on lit l’Ancien Testament, toute la question est de savoir ce qui relève de la culture et ce qui relève de principes permanents. Et là, les lecteurs ne sont pas toujours d’accord.

Il faut bien voir que nous sommes dans l’Ancien Testament, qui a évolué et qui a continué à évoluer. Et pour les chrétiens, cette évolution continue dans le Nouveau Testament. En tant que chrétien, Jésus est la référence. Et il n’aurait tué personne même s’il avait eu le droit de le faire. Car il avait une autre vision des choses, c’est-à-dire que c’est à Dieu de juger. D’ailleurs, Jésus a accueilli tout le monde. Il faisait une proposition de démarche, pas une imposition. Pour moi le principe c’est que l’humain là où il est peut être rencontré et accompagné, ça c’est ce que Jésus a fait.

Et puis il y a la question célèbre en Jean 8: «que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre» à la femme adultère. Le texte dit que tout le monde part. Qu’est-ce que cela veut dire? Que nous sommes tous pécheurs! Si l’on devait être légalistes, nous mériterions tous la mort. Paul le dit aussi. Tous les humains ont cette faiblesse. Personne n’est parfait. Il ne s’agit pas de pointer un élément ou un autre.

Malheureusement, nous sommes dans une société où tout le monde est innocent, c’est notre juridiction. C’est fondamentalement faux: devant Dieu tout le monde est pécheur. C’est très important, car à partir de là on va se déployer différemment. Si tout le monde est innocent, seuls ceux sont qui se font attraper doivent subir une punition. Si tout le monde est pécheur, nous sommes invités à l’humilité, nous n’avons pas à nous précipiter pour condamner quelqu’un.

Des lignes directrices se dégagent-elles toutefois en matière de morale sexuelle, dans la Bible?

Par rapport à la sexualité, l’anthropologie biblique voit l’altérité entre homme et femme parce qu’ils ont une mission de procréation. Dans la Bible, on préconise cette altérité qui continue l’œuvre de la Création. Or, les relations de type homosexuelles n’entrent pas dans ce concept. Dans l’anthropologie biblique, on n’est pas sous le régime de la fidélité ou de l’amour, que l’on met aujourd’hui en avant. On ne peut pas non plus demander à la Bible de répondre à toutes les questions alors que ce n’est pas son but. Et d’ailleurs, la question homosexuelle est une toute petite question tant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau Testament.

Est-ce que votre démarche n’entre pas en tension avec le dogme protestant du retour aux Ecritures?

Oui, il faut revenir au Texte, mais à condition de bien le comprendre. Le texte qui dit «œil pour œil, dent pour dent» est biblique, mais «ne vous vengez pas» est biblique aussi. Donc revenir au Texte nécessite de prendre le texte dans son entièreté. Il faut voir en quoi les choses ont évolué. Est-ce que le point de départ d’une appréciation est toujours le même? Et s’il a changé comment l’adapter?

La seule chose que Jésus a recommandée c’est l’amour. «Aimez-vous les uns les autres.» Si l’on est chrétiens, c’est à partir de là que l’on devrait juger ce qui se passe. Et finalement comment se tenir devant Dieu si ce n’est comme simples pécheurs et d’accepter Sa grâce? Et ça, c’est le point de départ de l’appréciation protestante. Dieu fait grâce à tout le monde. Et si Dieu fait grâce à tout le monde, il ne nous appartient pas de dire à quelqu’un «mais toi tu es condamné.»

Je sais que c’est une question sensible et qu’il suffit qu’on dise quelque chose pour être qualifié de pro-ceci ou pro-cela. C’est un peu dommage. J’aimerais que ce genre de sujets de société, sensibles, soient traités dans un cadre interdisciplinaire. Il n’y a pas que les biblistes, pas que les théologiens, les philologues ou les philosophes qui ont un point de vue. Ça mériterait un colloque. Et même dans les médias et le débat public, pour traiter ce genre de choses, il faudrait inviter plusieurs personnes pour voir les éclaircissements divers de cette question.