Des scientifiques croquent le récit d’Adam et Eve

Des scientifiques croquent le récit d’Adam et Eve

Un colloque international sur les littératures apocryphes juive et chrétienne se tiendra à l’Université de Lausanne (Unil) entre le 7 et le 10 janvier 2014. La Vie d’Adam et Eve sera au cœur des débats.

Photo: Frédéric Amsler © F. Imhof (Unil)

Uniscope

La pomme de la discorde, le péché originel qui provoqua l’expulsion du jardin d’Eden. Adam, le premier homme, et sa compagne Eve vivent au paradis sur terre jusqu’à ce qu’Eve consomme le fruit défendu que le serpent lui propose. La légende des origines de l’humanité peut être vue comme le comble du machisme, et elle a d’ailleurs longtemps servi en ce sens. La femme se laisse tenter, commet le péché et entraîne toute l’humanité dans sa chute.

Même si les interprétations diffèrent, jamais le livre de la Genèse ne laisse place à la vision d’Eve, ni ne dit mot du destin du couple à la sortie du paradis. La Vie d’Adam et Eve, un texte apocryphe (non reconnu par les Eglises) au cœur d’un colloque scientifique sur les littératures apocryphes juive et chrétienne, remédie quelque peu à l’injustice.

Le texte conte en détails la vie des deux personnages jusqu’à leur mort, reprenant l’épisode biblique de la chute tel qu’il est perçu par Eve. La parole est aux femmes. Les chercheurs de l’Institut romand des sciences bibliques (IRSB) ne s’y sont pas trompés. Frédéric Amsler et David Hamidovic, tous deux professeurs ordinaires à la Faculté de théologie et de sciences des religions et à la tête du comité d’organisation du colloque, ont invité Sylviane Dupuis pour une conférence publique le mercredi 8 janvier 2014 (voir encadré).

Des manuscrits énigmatiques

La rencontre scientifique veut aussi rendre un hommage posthume au philologue Jean-Pierre Pettorelli, auteur d’une nouvelle édition critique de La Vie d’Adam et Eve (2012 – achevée par Jean-Daniel Kaestli et Albert Frey de l’IRSB), offrant un panorama complet de la tradition latine du texte et se basant notamment sur un nouveau manuscrit. En effet, des centaines de copies existent, et il n’est pas évident pour les chercheurs de dater clairement leur apparition ou d’inférer leur contexte de production socio-historique.

«C’est un procédé littéraire intentionnel des textes apocryphes que de se présenter comme des témoignages authentiques sur les origines», explique Frédéric Amsler. Selon les chercheurs, la première version de La Vie d’Adam et Eve aurait été rédigée en grec, puis traduite et copiée dans de nombreuses langues: latin, arménien, géorgien, slavonique, et copte notamment.

Dans cet entremêlement de langues et de traditions, il est difficile de déterminer si le texte a été composé par des chrétiens ou des juifs. On sait toutefois avec certitude qu’il a été transmis avec beaucoup de succès (vu le nombre important de copies en latin) dans la tradition chrétienne jusqu’au XVIe siècle, mais rien de son contenu ne permet de trancher la question.

On y lit par exemple que Satan refuse de se prosterner pour adorer Adam, comme Dieu l’exige de lui, qu’il se fait expulser de la cour céleste et décide de se venger sur le premier humain. «Cette explication de l’origine du mal s’apparente au motif de la chute des anges, typique d’un courant du judaïsme, mais il ne se trouve pas dans la littérature juive en dehors de La Vie d’Adam et Eve», note le spécialiste de l’histoire du christianisme. Le texte reste une énigme.

Comprendre les origines du mal

Autre caractéristique particulière de La Vie d’Adam et Eve, elle s’intéresse, bien plus que sa version réduite dans la Genèse, à la question du mal. On cherche à comprendre d’où il vient et comment y résister. «A la différence de la Bible, on cherche aussi à savoir pourquoi Caïn tue Abel et non pas simplement à constater lequel des deux est le berger ou le cultivateur », ajoute Frédéric Amsler.

La valeur anthropologique du récit fascine les scientifiques, car il s’interroge sur les réalités de la condition humaine que découvre le couple originel : faim et recherche de la nourriture, souffrances (de l’enfantement pour Eve et de la maladie pour Adam), sauvagerie des animaux, question de la vie, de la mort et du sort de l’être humain après la mort. Des questions existentielles qui n’ont cessé de tourmenter l’humain, de quelque croyance ou religion qu’il soit.

«L’étude de La Vie d’Adam et Eve permet d’expliquer le développement de certaines croyances, de faire l’histoire de la réception et de l’interprétation de la Bible et surtout de rappeler à quel point la religion est un phénomène culturel pluriel. Dans le contexte de pluralisme religieux actuel, on gagne énormément à connaître ses traditions et celles des autres et à se rendre compte que les frontières religieuses ne sont pas si infranchissables qu’on veut bien nous le faire croire», conclut Frédéric Amsler.

  • «La Vie d’Adam et Eve et les traditions adamiques»
    Colloque international sur les littératures apocryphes juives et chrétienne
    Du 7 au 10 janvier 2014 à l’Université de Lausanne
    www.unil.ch/aelac
Le jeu d’Eve

Sylviane Dupuis, poétesse, écrivaine et dramaturge genevoise, présentera lors d’une conférence publique son regard sur le récit des origines et abordera les ressorts dramatiques du texte de la Genèse en partant de sa pièce de théâtre, Le Jeu d’Eve.

Elle y présente l’expulsion du jardin d’Eden non pas comme une déchéance mais comme une délivrance de la conscience humaine. Eve croque consciemment dans la pomme pour connaître sa vraie nature.

Mercredi 8 janvier 2014 à 20h15, Anthropole, salle 2064

«La tradition falasha se perd»

La figure d’Adam est très présente dans la culture éthiopienne. Charlotte Touati, chercheuse affiliée à l’IRSB, est l’une des organisatrices du colloque sur Adam et Eve. Elle a rédigé une thèse à l’Unil sur les littératures d’Afrique du Nord et l’édition de textes en copte et en guèze (langue liturgique éthiopienne, ancêtre de l’amharique, la langue officielle de l’Ethiopie aujourd’hui). Charlotte Touati effectue actuellement un postdoc à l’Université de Hambourg, où elle travaille à un projet d’édition digitale de manuscrits falashas (juifs éthiopiens). Elle éclaire un autre versant de la tradition religieuse judéo-chrétienne et de l’image d’Adam et Eve.

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser en particulier aux juifs d’Ethiopie?

Charlotte Touati: L’Eglise éthiopienne a été liée, à un moment de son histoire, au patriarcat d’Alexandrie. C’est en travaillant pour ma thèse sur des textes coptes de la Haute-Egypte que j’ai découvert la littérature des juifs d’Ethiopie, les Falashas. Beaucoup reste à faire pour la littérature apocryphe d’Ethiopie, car énormément de manuscrits sont encore inconnus ou inexploités.

Une mission de l’Université d’Hambourg vient de cataloguer 200’000 textes, certains non identifiés. La forte tradition monastique a permis à de nombreux écrits de survivre en Ethiopie, alors qu’ailleurs, considérés comme hérétiques, ils ont été détruits. On trouve en particulier plusieurs réécritures de la Genèse.

Et on y trouve aussi le récit de la création d’Adam et Eve?

Oui. Notamment dans «L’Ordonnancement du Sabbat», que je présenterai lors du colloque, et qui est une réécriture de la Genèse en guèze. Le texte relate la création du monde en six jours mais avec de nombreux ajouts. Il pourrait dater du IIIe ou Ive siècle après J.-C. et mélange de nombreux éléments de la tradition juive et chrétienne. Les origines des traditions religieuses en Ethiopie sont très complexes à saisir et se mêlent également aux légendes et à la culture animiste.

Les salomonides, la dynastie des empereurs éthiopiens, se réclament être les descendants du roi Salomon. Ils en ont conservé de nombreux symboles juifs, comme l’étoile de David, mais les utilisent de manière décontextualisée puisqu’ils sont chrétiens. La comparaison entre L’Ordonnancement du Sabbat et La Vie latine d’Adam et Eve permet de mieux comprendre l’articulation de ces différentes cultures.

Y a-t-il des différences importantes entre les deux textes?

Peu au niveau du déroulement narratif. Mais le rôle d’Adam et Eve dans les traditions éthiopiennes est un peu différent de celui qu’ils jouent dans le christianisme ou le judaïsme. Le couple est plus complémentaire. Pour commencer, il n’y a pas une perception négative d’Eve, qui est vue comme la mère du vivant et de tous les hommes. Adam est, lui, moins évoqué dans les textes, mais a gagné en importance dans la pratique.

C’est-à-dire?

On le retrouve sur tous les modèles de croix éthiopiennes, de manière plus ou moins reconnaissable. C’est lui qui porte la croix, car c’est lui qui a péché. Et comme il a péché par le bois (l’arbre de la connaissance), il doit se repentir par le bois (la croix). Ces croix sont utilisées aujourd’hui lors de processions ou de fêtes religieuses par les chrétiens en Ethiopie.

La majorité de la population éthiopienne est devenue chrétienne au fil des siècles, mais combien y a-t-il encore de juifs en Ethiopie aujourd’hui?

Plus aucun. Le dernier groupe a été acheminé en Israël cet été, où la communauté compte environ 115’000 personnes. En 1972, les Falashas ont été reconnus comme juifs par Israël, mais ce n’est qu’en 1983 qu’un premier rapatriement d’environ 10’000 personnes en terre sainte a lieu. Mais si les Falashas étaient fortement marginalisés en Ethiopie, ils le sont aussi en Israël, souvent accusés de ne pas être de «vrais» juifs.

Par contre, leurs conditions de vie économiques sont globalement meilleures. Mais d’autres questions d’intégration se posent. A la base, les juifs d’Ethiopie n’ont pas de tradition rabbinique et ne suivent pas le Talmud. Pour s’intégrer en Israël, ils sont pourtant obligés d’adapter leur pratique. Leur langue liturgique n’est plus le guèze mais l’hébreu, donc nombreux sont ceux qui l’oublient. La tradition vivante des Falashas est en train de se perdre, par assimilation. Les textes et les manuscrits en guèze sont, eux, pour la plupart restés en Ethiopie.