A propos des juges étrangers

A propos des juges étrangers

J’ai toujours eu le goût le plus vif pour l’histoire de la Suisse et j’ai, notamment comme assistant d’histoire nationale à l’Université de Genève, tenté de le donner à d’autres. C’est donc avec un certain intérêt que j’ai vu nos politiciens revenir au pacte de 1291 pour justifier, aujourd’hui, divers projets politiques.

Par Guy Le Comte

Cet intérêt s’est mué bien vite en amusement quand j’ai vu à quel point la connaissance du contexte historique leur faisait totalement défaut. Cet amusement a fait place à de l’agacement quand j’ai constaté que la discussion ne portait que sur un seul article du pacte de 1291, celui concernant les juges étrangers. Remarquons d’emblée que ces juges étrangers étant lucernois et le tyran qu’il fallait combattre argovien, la pertinence de l’exemple, par delà les siècles, est bien faible.

Le pacte fédéral de 1291, aujourd’hui le plus célèbre de nos vieux traités, a été parfaitement ignoré jusqu’au XVIIIe siècle. C’est un document curieux, atypique, dont l’authenticité a récemment été mise en doute, probablement à tort. À le lire, on a l’impression qu’il s’agit d’un procès-verbal de séance, habillé en traité d’alliance, voire d’un brouillon.

Après une invocation au «Dieu Tout Puissant» qui figure encore en tête de notre actuelle constitution, le texte rappelle une ancienne alliance qu’on renouvelle, et qui engageait les gens d’Uri, de Schwytz et de Nidwald à se secourir en cas de besoin, en risquant leurs vies et leurs biens.

Nous avons beaucoup à apporter aux autres Européens, j’en suis persuadé, et beaucoup à recevoir d’eux aussi. Cette lecture de l’histoire me semble être davantage porteuse d’avenir pour la Suisse que la vision étriquée et fondamentalement égoïste de notre passé qu’essaie de promouvoir à chacun de ses discours l’éphémère président de notre Confédération.

Les contractants refusent de reconnaître aucun juge qui aurait acheté sa charge ou qui n’habiterait pas les vallées et, surtout, ils prennent diverses dispositions contre la guerre privée et créent entre eux un arbitrage obligatoire des conflits. Le texte n’est pas signé, c’est-à-dire qu’il n’est attesté par aucun témoin.

Pourquoi donc ce document bizarre et qui est loin d’être unique, puisque des dizaines de traités semblables furent signés au moyen âge en Suisse, est-il devenu la référence absolue pour les événements qui amenèrent à la constitution de notre confédération?

Il l’est devenu parce qu’il colle impeccablement à la manière dont on a dès, le XVe raconté l’histoire de la Suisse en la présentant comme l’histoire d’un lien confédéral qui concerne trois communautés, rejointe au fil du temps par d’autres. Cette vision un peu simpliste a été depuis largement retouchée, on admet que c’est parce que les villes du plateau, au cours d’un long processus, se sont alliées aux Waldstätten que la Suisse a pu naître et durer.

Le 16 octobre 1291 Zurich, Uri et Schwytz conclurent contre Albert de Habsbourg une alliance limitée à trois ans, mais dans laquelle furent inclus entre autres la ville de Berne, la comtesse de Rapperswil et l’abbé de Saint Gall. Voilà qui annonce mieux la Suisse moderne que l’alliance des seuls Waldstätten!

Ce sont l’entraide généreuse et la résolution des conflits par l’arbitrage réciproque qui ont permis à la Suisse de se construire lentement et de durer, et c’est parce qu’elle a duré que nos cantons sont encore aujourd’hui des états. Si la Suisse avait échoué, ils auraient été dès longtemps englobés dans des ensemble plus vastes.

Les juges étrangers tiennent peu de place dans les vieux pactes. Extraire des vieux pactes une de leurs clauses et l’ériger, sept siècle plus tard, en axiome politique valable pour notre temps est un exercice acrobatique. Quand il est le fait de politiciens qui pensent que les juges indigènes doivent se taire quand le peuple a parlé, il confine au grotesque.

Peut-on tirer des leçons de l’histoire?

Peut-on tirer des leçons de l’histoire? Je n’en suis pas persuadé mais s’il en faut tirer une de notre histoire ancienne, ce n’est certainement pas celle du refus de l’autre. Il est consternant de dire qu’aujourd’hui, en gonflant des muscles illusoires face aux ennemis que nous nous découvrons partout, nous pourrons triompher comme nos glorieux ancêtres et refuser le joug odieux de l’étranger et de ses juges.

J’ai bien envie malgré les réserves que j’ai faites de proposer une autre interprétation de notre histoire ancienne dont je concède volontiers qu’elle doit beaucoup à une éducation protestante et tournée vers les autres que j’ai reçue. En un temps mauvais, de petites communautés alpines qui représentaient moins d'un pourcent de la population de l’Europe, ont survécu pendant des siècles en s’alliant, difficilement souvent, avec leurs voisins des villes. La Suisse d’aujourd’hui ne représente qu’un millième de la population d’un monde dangereux.

Ce n’est qu’en se rapprochant de ses voisins qu’elle jouera encore un rôle à la mesure de ses capacités. Nous avons beaucoup à apporter aux autres Européens, j’en suis persuadé, et beaucoup à recevoir d’eux aussi. Cette lecture de l’histoire me semble être davantage porteuse d’avenir pour la Suisse que la vision étriquée et fondamentalement égoïste de notre passé qu’essaie de promouvoir à chacun de ses discours l’éphémère président de notre Confédération.